Vie est un long fleuve tranquille, La (1988)
Étienne Chatiliez
La banlieue, vivier des inégalités
Par
Claire-Amélie Martinant
Matérialisant avec une alacrité communicative la situation sociale de la France de la fin des années 80, La vie est un long fleuve tranquille a acquis depuis sa sortie en 1988, une légitimation populaire l’élevant au rang de film culte. Dépeignant à la façon d’un pastiche la vie de deux familles diamétralement opposées, les Le Quesnoys et les Groseille, Étienne Chatiliez brasse les clichés et fait état d’une banlieue où sévissent les inégalités sociales. Cloaque d’où débordent les eaux usées de la ville qui ne peuvent se régénérer sans une conscientisation étatique et sociétale, la violence, les larcins, la pauvreté, le racisme, les mauvaises conditions de logement, sont le quotidien des habitants de la périphérie de la ville.
« Bonsoir à tous. Une fois de plus une voiture a été incendiée aujourd’hui du côté du Moulin de la Vierge. Et une fois de plus cette voiture appartenait à une famille d’immigrés. Alors hasard ou racisme ? ». Cette fois de plus, n’est autre que le signe du malaise qu’entretient le France avec ses rejetés, ceux pour lesquels les conditions d’accès à une vie confortable et à un travail ne sont pas des plus favorables, ceux qu’on a volontairement délaissés et qui sont devenus les parias d’une société refermée sur elle-même.
La politique d’exclusion menée par l’état français s’insinue dans les esprits, même les plus éduqués, faisant du jugement sans vergogne une règle d’or. « Mais pourquoi nous déteste t-elle autant? Marielle, essayez de comprendre. Elle vivait dans une famille tranquille, équilibrée, sans problèmes. Nous faisions tout pour son bonheur. Et tout à coup, elle apprend qu’elle vient de ce milieu sordide, toute cette bêtise, cette crasse, cette merde répugnante, les frères et les soeurs tous plus débiles que les autres, c’est au cauchemar ce Moulin de la Vierge! Nous devons l’entourer de toute notre tendresse et notre amour. Soyons patients ».
Si l’État, dans sa paresse et sa politique de rejet vis à vis des plus démunis, n’est en mesure que de colmater les brèches, il instituera néanmoins le RMI, Revenu Minimal d’Insertion, en 1988. Les Groseille, adeptes des combines, tels des hors la loi, s’adonnent à la fraude du compteur électrique EDF (Électricité De France) en usurpant l’électricité de l’immeuble. Momo (alias Maurice) et son frère Paul, rois du vol de sacs à main, n’hésitent pas à faire l’école buissonnière, tout en supportant la famille financièrement avec les butins de leurs larcins. La banlieue catalyse les maux, les personnes à problèmes, les excentricités de la vie et ses complications. L’immigré, bien que Français, reste un immigré aux yeux du « Français de France », écope d’accusations injustifiées et subi des agressions verbales et matérielles. « Et les assurances elles remboursent pas quand c’est criminel. Hein ! C’est toujours les mêmes qui payent. On a un travail, on est honnête et voilà comment on est remercié…. Je suis Français moi. »
De l’autre côté, les Le Quesnoys occupent une maison à plusieurs étages, possèdent un bateau à voile, dispensent des cours privés d’anglais à leurs enfants et leur prodiguent des conseils en tout genre afin d’éviter les tracas de la vie: « Emmanuelle brosse aussi derrière sinon ça fait des petits noeuds. » Ou encore : « Si tu bois froid après le potage chaud, ça va faire sauter l’émail de tes dents ». Bien que le vouvoiement, l’apprentissage du catéchisme et la bonne conduite soient de mise, toute cette énergie dépensée dans le but de canaliser n’évite pas les débordements : Bernadette fugue et prend le train ; Marielle flirte avec le curé, s’enfile une bouteille de Martini et se nourrit de pilules. Ainsi le fossé prétendument tracé entre une famille bourgeoise vivant dans une maison tout confort et l’assurance d’une vie à l’abri du besoin et la famille banlieusarde à la conquête de l’argent facile, de l’élévation sociale par l’abondance matérielle, n’est plus aussi perceptible. N’en déplaisent aux enfants de deux familles qui, friands de nouvelles experiences, partagent leur « première cuite », sniffent de la colle dans le garage, et se bécotent ! Ainsi, La vie est un long fleuve tranquille est une incursion dans l’intimité familiale, celle qui nous est confortablement familière et stimule notre potentialité à interagir. Le langage parsemé de codes quasi théâtraux exprime sous une forme quoique vulgaire, des prises de paroles authentiques et surprenantes avec une vivacité alarmante. « Du calme, du calme ! Mais pour qui il se prend cet arabe ? Fais comme chez toi ! Et pas de merdes sur mon plancher. On a déjà eu les flics à cause de cette épicerie de merde ! » ; « Et la mère Le Quesnoy, elle est tirable? Et la tienne! ».
Avec un humour insolite et se moquant des clichés, Etienne Chatiliez épingle et collectionne avec une façon délicieusement comique les situations de crise, les magouilles avec une justesse et subtilité inédites. La banlieue est avant tout un terrain de jeu précaire, où survivre est la norme et les mésaventures nombreuses. La débrouille devient un art, le zèle un mode de vie et travailler au black un business. Chacun vaque à ses occupations sans se soucier du ouï-dire avec un esprit vagabond et libertaire et nous rappelle que la France n’existerait pas sans ses boucs émissaires.
Critique publiée le 22 juin 2016.