Amour au temps de la guerre civile, L' (2014)
Rodrigue Jean
Les ombres ambulantes
Par
Olivier Thibodeau
Faîte incontestable de la cuvée québécoise 2015, L’amour au temps de la guerre civile constitue une désarmante proposition de cinéma. S’imposant comme le portrait définitif des abymes toxicomanes montréalaises, le film profite d’un naturalisme si franc qu’il fracasse la cloison entre l’enfer enneigé des junkies diégétiques et l’univers propret du spectateur. Privé de son confort matériel et idéologique, coincé par une caméra intimiste dans des réduits innommables, ce dernier est alors convié à une rare incursion dans la grande Crypte opiacée, là où les yeux bouffis des goules implorent la noirceur salutaire de l’oubli.
Le caractère étranger de l’œuvre nous frappe dès la première scène, laquelle dévoile sans pudeur une amourette de passage entre jeunes toxicomanes homosexuels. Tapis derrière les rideaux crasseux d’un hôtel sordide du centre-ville, les deux hommes se dévêtissent avec un empressement exempt de passion, mus par le même désir de gratification immédiate qui leur fait confondre drogue et bonheur, ainsi que sexe et amour. Leur idylle dure quelque temps, puis, faute d’argent, elle s’estompe, laissant le protagoniste seul à son errance. Forcé de dormir dans des salles d’attente d’hôpitaux, des bancs arrière de voiture ou de petits appartements jonchés de pyrex, il passe le plus clair de son temps à la recherche de remèdes passagers à un profond mal de vivre. Mais entre les bites vinaigrées de petits revendeurs, les roches de crack qu’il enfourne dans sa pipe et la fumée de cigarettes dont il s’emplit les poumons, il n’existe pas grand-chose qui puisse vraiment sauver Alex…
Avec ce cinquième long-métrage, Rodrigue Jean fait montre d’un courage renouvelé. Non seulement sélectionne-t-il ici un autre sujet délicat, mais il s’y attaque encore de façon frontale, sans concession au bon goût politique ou scénaristique. En effet, ce sont des personnages marginaux jusqu’à la moelle qui se partagent son cadre, des épaves humaines qui n’hésiteront pas à voler ou à vendre leurs corps pour se procurer les moyens de le détruire. La consommation de drogue et les relations homosexuelles sont ainsi filmées de façon désinvolte par une caméra qui s’efforce de dévoiler les plus intimes retranchements du protagoniste. Du coup, elle nous révèle toute une caste de parias, dont nous sommes soudain forcés d’admettre l’existence, mais aussi le combat quotidien pour la survie.
Le premier pari que relève ici le réalisateur est celui de la proximité. Usant d’une caméra à l’épaule insistante et impudique, il pénètre très profondément dans l’univers d’Alex, s’efforçant de dévoiler ses moindres secrets pour mieux capturer l’essence de son existence. Or, le caractère intime, et parfois suffocant, du cadre sert ici une double fonction. Non seulement permet-il d’accentuer le réalisme de l’œuvre, mais aussi d’évoquer la nature carcérale de la dépendance. Alex se retrouve donc toujours prisonnier de ses limites exiguës, lesquelles circonscrivent chacun de ses déplacements à la manière d’une grande loupe. Le spectateur parvient ainsi à s’immiscer là où les artificiers hollywoodiens n’oseraient jamais mettre les pieds, dans des pièces toujours trop petites pour l’être libre, dans des derrières de vidéoclubs ou dans les couloirs de saunas, dans les dépanneurs labyrinthiques ou les voitures de location, lieux sordides où se déroule son drame quotidien. C’est donc un véritable portrait de l’âme toxicomane que nous livre Jean, sans jamais recourir au processus confortable de la distanciation. À l’instar de ses images, son récit non plus n’est jamais moralisateur ni dramatique. Il est pur et vrai, et c’est sans doute ce qui nous le rend si inconfortable.
Le second pari que relève Jean est celui de la noirceur, choisissant de montrer ses personnages sous un éclairage naturel minimaliste, si minimaliste qu’il frise parfois l’abstraction. Les scènes de jour sont certes grises à souhait, profitant des paysages hivernaux pour accentuer le sentiment de froideur propre à l’existence des personnages, ainsi que pour mieux décrire l’environnement hostile où ils évoluent, mais ce sont les scènes de nuit qui donnent à l’œuvre toute sa puissance iconographique. Usant de la pénombre des nombreux huis clos que fréquente le protagoniste, le réalisateur nous y dévoile un monde de silhouettes, limbes monstrueux où errent des êtres sans âmes dont le corps se désintègre un peu plus chaque jour, et dont l’esprit n’est plus repu par l’espoir, mais par de simples soubresauts d’adrénaline. Chaque plan nocturne devient ainsi un puzzle où il faut redoubler d’efforts pour dissocier les corps de la noirceur ambiante qui menace de les engloutir. Or, bien qu’imputable à certaines restrictions budgétaires, le choix esthétique de l’obscurité dote l’œuvre d’une rare puissance d’évocation, fruit du travail d’un cinéaste-peintre qui s’impose ici comme un Caravage contemporain.
Confondants de réalisme, les interprètes du film se prêtent au jeu corps et âme. Chacune de leurs performances s’avère donc aussi crue et pure que les images tournées par le réalisateur, et leur apport au monde troublant qu’il a si scrupuleusement sculpté est inestimable. Toujours filmés dans des positions ingrates, ils ne reculent devant rien afin de contribuer au réalisme de l’œuvre. Les essaims de cocaïnomanes qui assaillent le protagoniste et son ami lors d’une course nocturne sont particulièrement effrayants, tant leur empressement vers les psychotropes est viscéral. Quant à la jeune travestie qui partage momentanément la vie d’Alex, elle incarne à perfection l’attitude désespérée et trompe-la-mort du toxicomane d’habitude. Filmée en plein milieu de la rue par la caméra volatile du réalisateur, on la voit s’avancer étourdiment en sens inverse du trafic, s’incarnant alors comme le symbole essentiel d’une jeunesse désabusée qui n’a plus que le flirt avec la mort pour lui rappeler qu’elle est encore en vie.
Critique publiée le 25 août 2015.