Les cavernes d'acier
Par
Olivier Thibodeau
Nul n’est vraiment prêt à affronter ce que Le fils de Saul propose à son spectateur. On voudrait croire que la connaissance préalable de la barbarie nazie puisse nous prémunir contre sa énième démonstration. Hélas ! la fosse que creuse Laszlo Nemes est si profonde et vaseuse qu’il nous est impossible de s’en extirper, surtout que la main charitable d’Oskar Schindler ne nous est ici d’aucun secours. En effet, ce n’est pas le simple spectacle de l’holocauste que le jeune Hongrois s’efforce de mettre en scène, mais bien son expérience viscérale, telle que vécue par ses plus pitoyables victimes. Plongeant le spectateur directement dans un labyrinthe industriel inextricable, produit d’une intolérable absurdité historique, il lui refuse ainsi le confort de la distance, le forçant à troquer sa lunette d’archéologue pour les loques poisseuses d’israélites dépossédés.
Le film s’amorce à la manière d’un cauchemar éveillé, celui de Saul Auslander et de ses collègues du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. Prisonniers juifs sélectionnés par les nazis afin de les assister dans l’application de la « solution finale », ces hommes sont forcés d’accomplir les tâches ingrates indignes de la main du bourreau : nettoyage des chambres à gaz, incinération des cadavres et pelletage des cendres. Or, malgré le caractère monstrueux de leur rôle, ils n’ont d’autres choix que de s’exécuter avec diligence, forcés de faire preuve d’un détachement professionnel qui les prive de leur plus intrinsèque humanité. C’est donc avec une impassibilité choquante que Saul effectue son travail de vidangeur, jusqu’au moment où il découvre le cadavre d’un jeune garçon, seul être capable de raviver chez lui le respect de la mort. La quête pour offrir un enterrement convenable à celui-ci s’impose alors comme une nécessité puisque seul le rite funéraire, plus ancien vestige de la civilisation humaine, possède encore le pouvoir de soustraire notre héros au primitivisme ambiant.
Fidèle à cette idée de cauchemar éveillé, le premier plan du film nous montre une scène pastorale floue, symbole de la liberté insaisissable des résidents du camp. Des oiseaux pépient gaiement sur la bande sonore, si bien que l’horreur ne nous frappe pas d’emblée. Puis vient le chuintement lancinant du sifflet, impératif industriel qui force l’entrée en scène de Saul, ainsi que le dévoilement brutal de sa réalité quotidienne. Émergeant du flou, dissipant par son passage le fantasme de liberté que représentent les espaces verts et les oiseaux, le protagoniste s’avance machinalement vers l’avant-plan, émergeant soudain au milieu d’un tumulte de désespoir. Procédant au regroupement des juifs nouvellement débarqués dans le camp, il conduit tranquillement ceux-ci vers l’antichambre de la mort, assistant à leur dénuement et à leur gazage avec un désintérêt qui inspire l’effroi le plus insoutenable. En effet, ce n’est pas dans l’acte mortifère lui-même que l’horreur de l’holocauste prend ici tout son sens, mais dans sa banalisation, c’est-à-dire dans le caractère prosaïque du labeur inhumain effectué par les membres du Sonderkommando.
Dénuée d’éclat dramatique, misant surtout sur des effets sonores tristement réalistes afin de nous imprégner de l’atmosphère ambiante, la scène d’ouverture nous montre simplement un homme au travail. Rapide et acharné dans chacune de ses tâches, s’évertuant à la collecte des vêtements comme au rinçage du sang de ses compatriotes, Saul évolue dans un enfer purement industriel. Prisonnier d’un cadre minuscule, point focal d’une lentille qui maintient un flou perpétuel autour de son corps fatigué, le protagoniste erre désespérément dans une usine labyrinthique digne de la science-fiction orwellienne. Passant indistinctement de caveaux souillés à des fournaises dantesques, empruntant en chemin des escaliers métalliques et des monte-charge jonchés de cadavres, il se retrouve coincé dans la machine. C’est un simple engrenage, filmé en gros plan afin de nous empêcher de constater la taille réelle de l’appareil génocidaire dont il fait partie. On pourrait certes dire que la caméra se situe ici à hauteur d’homme, mais elle se situe en fait à hauteur de robot, automate propre à un monde totalitaire où la productivité supplante l’humanité.
Cette idée absurde de productivité est mise en relief lors d’un échange entre trois officiers nazis qui discutent nonchalamment de la quantité effarante de juifs « à traiter » et du déploiement des effectifs nécessaires à l’opération. Elle est en outre défendue par une mise en scène qui privilégie la sursaturation audiovisuelle afin de décrire l’activité fébrile que cela implique. Ainsi, l’usage appuyé de la profondeur de champ évoque sans cesse l’image d’une fourmilière alors que se profilent indistinctement des myriades de corps en mouvement tout autour de Saul. Vus de loin, la nature précise du travail effectué par ces automates n’est pas toujours claire, mais leur vaste nombre impressionne, surtout qu’il présuppose un nombre encore plus grand de victimes. La sursaturation de la bande sonore agit de la même façon, établissant par la confluence incessante des grognements d’ouvriers et des ordres beuglés en allemand, particulièrement les « schnell » (« plus vite ») répétés mille fois, un monde régi par un sentiment d’urgence omniprésent.
Propre du scénario dystopique impliquant la déshumanisation institutionnelle des individus, c’est dans les pratiques antédiluviennes, interdites par les technocrates au nom du « progrès », que le héros renoue avec la nature profonde de l'humanité. Devant l’absurdité que représente l’industrialisation de la mise à mort des juifs, dont les corps sont traités à la manière de simples matériaux, l’idée de sépulture surgit ainsi à la manière d’une réaction allergique. Rite primordial prédatant l’existence de toutes les religions organisées, celui-ci s’impose non seulement comme vecteur de l’humanisation de Saul, mais aussi comme symbole de la régression idéologique et spirituelle que représente l’holocauste. Dans un monde où le corps n’est plus le réceptacle de l’âme, mais un simple déchet à incinérer, et où le droit de religion se heurte au dogme de la haine, c’est véritablement un acte révolutionnaire que le héros accomplit ici en tentant d’honorer l’agneau titulaire. C’est aussi le seul geste capable de libérer l’humanité empêtrée dans les rets de la barbarie moderne.
Si Le fils de Saul peut parfois sembler appartenir au domaine de la science-fiction, c’est qu’il décrit une réalité trop absurde pour l’entendement, réalité que l’esprit humaniste souhaite malgré lui reléguer au domaine de la fiction dystopique. Épargné jusqu’ici par des cinéastes nuancés capables de cultiver l’espoir même au plus profond de la fange génocidaire (Benigni, Spielberg, Costa-Gavras...), cet esprit se heurte aujourd’hui à une représentation interactive de l’Holocauste. Non seulement est-ce que la caméra intimiste et carcérale de Nemes anéantit-elle la distance entre le spectateur et son sujet, mais elle parvient à cloîtrer les deux dans un monde sans espoir où ils deviennent par défaut des camarades de calvaire. En adoptant ici le point de vue de Saul, le réalisateur nous refuse toute échappatoire, empêchant le cœur d’imaginer une solution extérieure à sa captivité et l’œil de se détourner du spectacle insoutenable de cette captivité. Et c’est d’ailleurs là le plus grand legs du film : le fait qu’il nous force à vivre la réalité de l’Holocauste dans toute sa crudité, sans bouée dramatique aucune. En cela, il s’agit d’un effort de représentation pur et essentiel qui, malgré son jeune âge, constitue déjà un document historique incontournable.
Critique publiée le 5 février 2016.