DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Mustang (2015)
Deniz Gamze Ergüven

Tout pour plaire

Par Mathieu Li-Goyette
L’égalité homme-femme est « contraire à la nature humaine ». C’est ce qu’affirmait le président turc Recep Tayyip Erdogan le 24 novembre 2014 sous les applaudissements nourris et les acclamations du regroupement baptisé Femmes et démocratie (dirigé par sa fille). À plusieurs centaines de kilomètres au nord-est d’Istanbul se terminait quelques semaines plus tôt le tournage de Mustang, coproduction franco-germano-turque, qui représentera la France aux Oscars. Au-dessus des deux événements, la volonté, depuis longtemps avancée (et repoussée à moult reprises), de la Turquie à rejoindre l’Union européenne et qui traîne avec elle un débat toujours grandissant sur ces réalités culturelles, sociales et économiques qui polarisent et séparent l’Europe du Moyen-Orient.
 
Quelle facilité alors, pour la cinéaste franco-turque Deniz Gamze Ergüven, de tendre son discours sur le patriarcat archaïque qui règne dans les coins ruraux de la Turquie à l’intérieur des paramètres d’un provincialisme qui a toujours eu le beau jeu de réunir la critique et les intellectuels autour des constats les plus consensuels qui soient. Liberté empêchée, vêtements occidentaux confisqués, téléphones débranchés, les événements qui font suite à l’élément déclencheur de Mustang (cinq filles ont joué avec des garçons sur la plage, certaines leur sont montées sur les épaules, les villageois ont vu et décrié ces hauts de cuisse frottés contre les nuques) mènent à une suppression graduelle des libertés de chacune et la transformation de leur maison en prison. Sous la volonté de leur grand-mère et leur oncle (qui s’infiltre dans leurs chambres la nuit), les filles sont auscultées pour qu’on vérifie leur virginité, on leur apprend à être mère et à enseigner à leur tour le rôle de mère, elles regardent à la télévision des discours politiques et des fictions qui font la promotion de cette dévaluation des femmes face à l’homme et, une à une, tombent sous le joug d’un masculinisme galopant.
 
Facilité, donc, car Mustang, certainement pas dans sa production ni même dans sa diffusion controversée en Turquie mais bien au vu de ce regard qu’il offre sur une situation des plus urgentes, a tout de la facilité incarnée. Tout va de soi, de la répression terrible que vivent les filles à la voie de sortie qu’elles trouveront dans un Istanbul salvateur, l’unidimensionnalité des personnages ne leur conférant ni rêves ni possibilités d’avenir une fois le film terminé. En fait, c’est là tout le problème de Mustang. Ses jeunes héroïnes sont si indistinguables les unes des autres qu’on peine à se souvenir d’elles pour autre chose que la condition qu’elles subissent aux mains de leur tortionnaire d’oncle. La mise en scène tombe dans le même piège, privilégiant les plans dorés sur les cuisses et les chevelures pour rendre à l’écran l’innocence de ces adolescentes à la sexualité en fleurissement, tout en travaillant une esthétique de corps multiples, presque chimériques, où les jambes servent d’assise aux cadrages et à cette volonté très présente de rendre d’un seul trait la candeur et le profond lien qui les unit (et plastiquement, c’est tout à fait réussi).
 
Or Mustang, malgré ses beaux plans et son exécution impeccable est d’un tel esthétisme complaisant et répétitif (rares sont les films si célébrés à adopter le point de vue d’une enfant en ne sachant que faire de cette « vue à hauteur d’enfant ») qu’il transforme ses cinq filles en bétail de cinéma, suivies machinalement par une caméra sans inventivité et enrobées par une lumière qui homogénéise tous les espaces du film. En s’appuyant d’autant plus sur une trame sonore sophistiquée, mais trop intrusive de Warren Ellis (violoniste de Dirty Three et de Nick Cave), Ergüven ne parvient ni à sectoriser son film — puisque la musique donne à entendre le même paysage sonore du début à la fin — ni à lui faire longer de fil narratif — car la voix off s’avère si rare qu’elle est de l’ordre de la bouée lancée par la capitaine pour sauver de l’égarement deux séquences voisines. La mise en scène repose sur des cadres répétitifs et rien ne structure Mustang sinon l’épuisement des adolescentes, leur sortie de scène (toujours hors-champ) accomplie sans émoi et avec si peu de répercussions qu’aucune d’elles ne semble avoir laissé son empreinte sur le film.
 
Le regard trop rodé d’Ergüven, techniquement implacable, est en mesure d’agencer des moments mémorables (l’épisode au stade, la sortie avec le père en voiture, l’animalité des jeunes filles, le montage sonore qui souligne les coups que leurs corps — leurs pas, leurs poings — donnent contre les parois de la maisonnée), mais dont le peu de variations montre toujours les adolescentes comme des personnages scrutés, toujours les villageois comme des potentiels délateurs, toujours l’oncle comme une ordure, toujours tout le reste comme les témoins pantois d’un problème (jamais problématisé) qui rôde dans une maison que la cinéaste échoue même à filmer. La caméra braquée sur les personnages ne parvient pas à délimiter cet espace intérieur (ni physique ni mental), à rendre intelligible la configuration des chambres, des étages, coupant totalement les plans de toute forme de spatialisation hors les cadres. La mise en scène, manquant de rigueur et d’attention, ne cesse de saboter son propre scénario, ce scénario pourtant bourré de bonnes idées, comme le contrôle en barrages et percées des portes et des parois (l’hymen au premier chef) qui devient un enjeu dramatique auquel les personnages s’accrochent jusqu’à faire de leur blocage cadenassé le nœud de cette révolution domestique.
 
Si Mustang porte néanmoins sur une condition outrageante, il n’a pas l’humanité de l’humanisme qu’il promeut. La volonté de faire un film sur ce qu’est d’être une femme en Turquie est recoupée au fond assez maladroitement avec ses allures de conte défendues par la cinéaste. Comme si le conte était moins une invitation à l’invention cinématographique (voir à ce sujet les merveilleux Mille et une nuit de Miguel Gomes) qu’une façon de s’assurer la digestion des défauts du film, son dispositif permet plutôt de réitérer le regard petit-bourgeois que semblent avoir trop souvent les gradués de La Fémis, ceux qui traitent leurs personnages comme des fonctions dans un scénario à l’algorithme toujours prédéterminé par le sujet. Et lorsqu’on filme aussi facilement ce qui est si difficile, l’on est en droit de se demander au nom de quoi, sinon de l’éditorial enjolivé, ou de qui, sinon au nom du baptême d’une nouvelle cinéaste, on peut bien rendre à l’écran autant de jeunesses brisées.
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Critique publiée le 29 janvier 2016.