DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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13 Hours: The Secret Soldiers of Benghazi (2016)
Michael Bay

Anti-politique

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Michael Bay n’est pas habilité à filmer « la réalité ». Son cinéma anéantit celle-ci, la réduit à l’état virtuel par l’entremise d’un montage qui abolit la possibilité même du contrechamp, de la contre-opinion. Sa mise en scène est absolue et jamais n’a-t-elle parue plus aboutie que dans 13 Hours : The Secret Soldiers of Benghazi — dans lequel l’auteur rencontre plus encore qu’avec l’étonnant Pain & Gain un sujet en parfaite adéquation avec le régime visuel totalitaire qu’il peaufine depuis des années. Si Transformers : Age of Extinction constituait l’apothéose d’une certaine forme d’éradication de l’humanité à travers le divertissement de masse, conceptualisant une véritable esthétique de la destruction consumériste, 13 Hours est le film de guerre revu et corrigé par un cinéaste qui a pris l’habitude de filmer des machines. Son intégration quasi fusionnelle de la technologie militaire à sa conception de l’image transforme le conflit en mécanique inéluctable, qui répond aux seules lois de l’efficience et du professionnalisme.
 
13 Hours est présenté comme un film « apolitique » mais il s’agit plutôt d’un film ouvertement anti-politique. Il ne se contente pas de repousser le politique du revers de la main, mais s’affaire activement à en prouver l’inutilité objective. Lorsque l’ambassadeur des États-Unis en Libye parle, le montage ne se contente pas de l’ignorer ; il réduit ses paroles à l’état de charabia abstrait, pour nous rappeler que bientôt la diplomatie ne servira plus à rien ou plutôt que, pire encore, elle n’a jamais servi à quoi que ce soit. Seul le réalisme du soldat peut prévaloir, dans cet espace filmique où chaque plan de l’ambassade américaine ne sert plus qu’à démontrer la défaillance des mesures de sécurité — profonde vulnérabilité qui découle directement d’une insouciance relevant, dans ces conditions intransigeantes, de l’imbécilité manifeste. 13 Hours ne raconte pas les événements du 11 septembre 2012 tels qu’ils se sont déroulés, comme il prétend le faire. Il relaie l’interprétation républicaine de ceux-ci, selon laquelle ces soldats ont été abandonnés par l’administration Obama ; et la nostalgie avec laquelle y sont évoqués les budgets militaires faramineux de « l’âge d’or » de la guerre d’Irak confirme l’orientation idéologique du discours.
 
Comme dans Age of Extinction, c’est le secteur privé qui seul peut venir au secours d’une nation trahie par son propre gouvernement. Chantre invétéré du néolibéralisme, Michael Bay applique la logique du marché à la réalité du champ de bataille — rappelant au détour de chaque scène que ses mercenaires comprennent ce qui échappe à la classe politique, aux agents de la CIA et à tous ces idéalistes qui croient naïvement qu’une conversation pourra régler le problème. Ses héros conçoivent la guerre à la manière d’un emploi. Ils sont soldats de profession, ce qui implique une professionnalisation de la guerre. 13 Hours annonce le triomphe du complexe militaro-industriel sur la raison d’être même de la guerre. La guerre y existe pour être menée, un point c’est tout ; et l’objectif est de la mener le mieux possible, c’est-à-dire avec le plus de moyens possible. Le bon fonctionnement de la machine repose sur l’investissement massif ; les soldats de 13 Hours sont sous-financés et sous-équipés, ce qui explique pourquoi ils sont dominés par l’ennemi.
 
L’Autre, d’ailleurs, n’est jamais autre chose qu’un ennemi. « They're all bad guys, until they're not », nous rappelle un soldat dans le feu de l’action. Adoptant le point de vue des armes, plus encore que celui des hommes qui les tiennent, la mise en scène de Bay réduit très concrètement l’adversaire à l’état de cible — un glissement qui s’effectue d’autant plus aisément que le film s’est au préalable assuré d’abolir l’idée même du politique, dans un mouvement qui rappelle la dissolution du sens dans la narration d’un épisode des Transformers. Tout ce qui subsiste à l’écran, c’est l’impact physique de la violence, l’intensité pure de l’action qu’un montage rythmé à la perfection transforme en choc viscéral. 13 Hours est un film d’autant plus terrifiant qu’il est techniquement impeccable, réglé au quart de tour jusque dans son excès, parfaitement calibré pour accentuer la sensation de désespoir et d’impuissance qui s’empare des protagonistes au fur et à mesure que s’étire le siège. L’arsenal cinématographique de Bay rivalise, en termes de puissance de feu, avec celui qui est déployé à l’écran : et sa manière d’adopter ponctuellement le point de vue d’un drone survolant le terrain confirme cette impression que son regard possède la précision désincarnée d’une ligne de mire.
 
Cinéaste matérialiste, puisque passé maître dans l’art de détruire la matière pour alimenter sa propre machine de guerre, Michael Bay devient ici le parfait cinéaste idéologique justement parce que son cinéma semble se situer par-delà l’idéologie. Il n’y a plus que le spectacle concret, féroce et inflexible de cette destruction qui s’est substitué à la réalité. « You're in my world now. » Cette réplique, prononcée avec fermeté par un mercenaire qui s’approprie le contrôle de la situation, semble résumer l’approche d’un cinéaste qui plus que jamais affirme sa suprématie, sa volonté de produire des images autoritaires qui relèvent en elles-mêmes de la violence à l’état pur. Il n’y a plus de politique dans le monde de Bay parce qu’il n’y a plus d’idées. Il n’y a que l’intransigeance de la technique, l’optimisation des performances, la satisfaction objective du travail bien fait. À la guerre comme au cinéma. Au cinéma comme à la guerre. Chez Michael Bay, c’est du pareil au même ; on tient sa caméra comme une arme et son arme comme une caméra.
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Critique publiée le 27 janvier 2016.