Miraculeux fabuliste de la crise économique portugaise,
Miguel Gomes redouble ici d’esprit afin de poursuivre les savants jeux narratifs amorcés dans la
première partie de son obsédant triptyque socio-fantastique
Arabian Nights, accouchant d’un second chapitre tout aussi pertinent et jubilatoire que le premier. Artisan d’une mise en scène sensible et parfaitement adaptée à de flamboyants personnages métaphoriques, il parvient à cadrer avec une inventivité sans cesse renouvelée les recoins désolés de sa vaste patrie, dont les fourmilières suburbaines enfumées succèdent aussi volontiers aux paysages pastoraux désertés que les créatures mythologiques aux prolétaires prosaïques qu’il affectionne. Fort d’une intelligence narrative hors pair, il parvient en outre à cerner avec une justesse révolutionnaire toute l’absurdité du système capitaliste actuel, dont l’exercice s’apparente ici à celui des monarchies antiques.
Si l’art de Schéhérazade consistait à maintenir l’attention du roi Shahryar par le biais de récits incomplets emboîtés dans une spirale hypnotique, Gomes devient alors l’avatar idéal de cette narratrice mythique. Non seulement pratique-t-il ici la mise en abyme de façon lourdement appuyée, truffant la troisième partie de son film d’une vaste série d’historiettes gigognes narrées par les personnages diégétiques, mais il se révèle également comme un maître de l’élision narrative. Concluant chacun des trois segments du film de façon abrupte et mystérieuse, vaporisant du coup le sens profond de leurs morales respectives, il parvient à accaparer bien plus que l’attention du spectateur, mais bien son esprit entier, titillé par une dévorante curiosité intellectuelle qui devient vite la clé de lecture principale de l’œuvre. Auteur polyvalent, ses talents de conteur s’incarnent en outre dans une mise en scène à l’image de ses différents personnages, laquelle lui permet sans effort de superposer le fond et la forme afin d’en homogénéiser le sens.
Question de cultiver l’anticipation du spectateur, l’auteur profite d’un découpage impressionniste de l’espace incarné par le récit initial de « la fuite de Simao sans tripes ». Meurtrier sans le sou parcourant les étendues arides de la Méditerranée au gré de ses désirs passagers, celui-ci force le spectateur à sa suite à travers une série de tableaux isolés dont la continuité incertaine est garante de notre curiosité sans cesse renouvelée. Se prélassant tantôt sur des berges ensoleillées ou chassant le fauve dans la rivière, s’exerçant plus tard au fusil du haut d’une colline, ceint par un iris qui le dérobe bientôt à la vue, l’errance du vieil homme devient vite la nôtre, nous invitant aussi irrésistiblement dans une diégèse sereine et pittoresque que Shahryar dans l’univers hypnotique de Schéhérazade.
Poursuivant le travail d’identification amorcé avec Simao, Gomes s’efforce d’en faire autant avec la juge titulaire du second récit, ce dernier étant savamment élaboré à la manière d’une grande toile gluante où s’empêtrent à la fois la magistrate et le spectateur. Simple procès d’une vieille femme accusée de vol auprès d’un propriétaire médisant, celui-ci se développe rapidement afin d’inclure une série de voyous prosaïques et fantasques, génies arabes, banquiers et hommes d’affaires, ainsi que de nombreux témoins originaux, bovins morts-vivants ou paysannes muettes se disputant chaotiquement la parole au cœur d’une grande agora de style athénien. Les accusés retors se multiplient donc exponentiellement ainsi que les références mythologiques au sein d’un véritable pandémonium qui parvient à subjuguer tous les observateurs. À la fin, les preuves de corruption sont telles que seules les larmes de la juge parviennent à exprimer le désarroi commun face à une société entière sclérosée par l’avarice, celles des riches comme celles des pauvres, tous asservis par une économie monolithique qui semble faire ombrage à la planète tout entière.
Outre la résurgence d’un type de métarécit relégué aux oubliettes, l’introduction d’éléments mythologiques au sein d’un récit essentiellement contemporain sert ici à évoquer le caractère anachronique des états européens à l’heure de l’austérité, ainsi que les relents moyenâgeux de la justice sociale qui y prévaut. Tradition et modernité deviennent ainsi antagonistes au même titre que les classes pauvres victimes du système économique actuel et les classes riches qui en sont les gardiennes. Ce conflit est bruyamment exprimé lors du récit de Simao, et particulièrement dans le contraste entre le mode de vie traditionnel de ce vieil homme évoluant paisiblement dans la campagne où il chasse le gibier au fusil, mangeant des tranches de viande et des plats de fèves dans des maisonnettes en ruines et des écuries éventrées, et les ressources démesurées déployées pour le capturer. Tranchant violemment la quiétude pastorale, les drones vrombissants et les convois pétaradants de policiers lancés à ses trousses nous y semblent d’autant plus déplacés qu’ils incarnent ici toute l’hypocrisie d’un état austère et outrageusement dépensier à la fois, prêt à se lancer aveuglément dans l’onéreuse chasse à l’homme d’un pauvre criminel, ami de la populace, et généreux mécène pour les enfants des oliveraies.
À l’instar des « hommes en érection » de son film précédent, les banquiers retors du second segment s’apparentent ici aux monarques antiques, créatures machiavéliques usant de magie pour mieux servir leurs sombres desseins. Or, c’est maintenant par le truchement d’un génie que ceux-ci parviennent à leurs fins, exhortant celui-ci à manipuler un propriétaire terrien afin de lui faire quérir l’ambulance
ad absurdum, tirant de cet abus de services publics des bénéfices indus pour leurs amis des compagnies pharmaceutiques. Le plan est d’une telle absurdité qu’il frise la fantasmagorie littéraire antique. Pourtant, et c’est là que la confusion temporelle cultivée par Gomes trouve toute sa légitimité, il n’est pas sans nous rappeler les tractations obscures des magnats de la finance actuels, nouveaux maîtres de l’alchimie dont les exploits ébahissent toujours les masses ignorantes qui croient alors à des exploits thaumaturgiques.
Fidèle à la structure de son film précédent, Gomes choisit ici de circonscrire les récits gigognes chers à la tradition des
Mille et Une Nuits dans un univers distinctement prolétaire, laissant ainsi les pauvres propriétaires de Dixie narrer les saynètes de la vie quotidienne de leurs voisins de HLM. Cadrant explicitement les déboires économiques de ceux-ci, locataires expropriés, propriétaires de perroquets victimes de saignées vétérinaires ou rappeur de placards, cette série de récits encapsulés est tout aussi révélatrice dans sa densité structurelle que dans son contenu narratif. Ainsi, l’empilade d’historiettes reflète-t-elle miraculeusement l’empilade de ses sujets dans les tours d’habitation orwelliennes de la banlieue. Ainsi aussi grandit le poids narratif des pauvres dans le grand théâtral global, exaltés par les efforts de ce flamboyant fils du grand vizir, Miguel Gomes.