Garderie étampée croix gammée
Par
Mathieu Li-Goyette
C’est à l’aube de la Grande Guerre que s’ouvre Le ruban blanc : un premier jet lumineux perçant l’écran, éblouissant fondu à la blancheur des champs filmés sur le seuil de la surexposition, l’imagerie offerte derechef par le cinéaste autrichien tout récemment primé par la Palme d’Or au 62e Festival de Cannes est celle des courants naturalistes du 19e siècle, celle qui rappelle Les glaneuses de Millet qui, par son environnement sonore abrupt ne visant pas la genèse grandiloquente, suggère un retour à l’esthétique simplifiée d’un autre temps. Et si Michael Haneke s’oblige ainsi un retour aux beaux-arts préindustriels (quand son film se déroule pourtant au début de l’année 1912) c’est parce qu’il s’est donné comme projet de remonter les racines de la haine à partir d’un futur antérieur qu’il ne filmera jamais. C’est-à-dire que l’achèvement d’une certaine âme germanique par excellence, celle élevée par le génie tout droit inspiré de Nietzsche, celle sublimée par les accents de la musique wagnérienne et des autres enfants d’une ultime weltliteratur est la même qui, quelques générations plus tard sera accablée par la défaite de son pays puis bernée par l’encore jeune chancelier Adolf Hitler. Cette âme allemande, c’est celle qui est suggérée comme toile de fond psychanalytique à l’analyse de personnages en granit, immuables comme l’étaient ceux de Caché (2005) qui dissimulaient à juste titre la honte de toute une nation. Évertué à filmer cette jointure qui grince par milles voix encore innocentes, le cinéaste et son consultant au scénario (Jean-Claude Carrière, vieux sage du temps de Buñuel, Schlondörff et Forman) dresse le portrait d’un petit village du nord de l’Allemagne peuplé par tout un éventail de personnages ramenés dans le même entonnoir d’une profonde angoisse qui n’a pas encore de nom au temps où Haneke filme.
Véritable dépècement d’un protocole d’une expérience à venir, Le ruban blanc définit un vaste champ de pathos à travers trois familles (celle d’un pasteur, celle d’un baron, celle d’un paysan) qui s’échangent le fil d’or du récit au gré d’un narrateur déjà vieillissant capable, sûrement inconsciemment après la chute du IIIe Reich, de parler de ce qu’il se souvient de son village d’antan sans jamais le comprendre. Ainsi, l’amour qu’il aura pour l'une des jeunes filles de la ville ne sera que prétexte à l’intérêt que le spectateur portera à sa vocation de professeur, car il sera, avec les parents austères du village, le jeune savant responsable de l’éducation d’une génération qui sera celle du Führer. Sorte de pouponnière hitlérienne, il y a dans ce ruban blanc enlacé autour des bras des enfants pour qu’ils se rappellent l’indéfectible pureté qui les mènera sur le chemin de la confirmation catholique protestante un troublant ancêtre au brassard rouge et blanc de la croix gammée. Celui qui leur impose ce mémorandum à l'intégrité est cependant à la fois père et pasteur. Devant être celui qui octroie bonté et amour à ses enfants (ce qu'il se retient admirablement de faire), il est celui pour qui l'amour de Dieu le pousse à imposer les Saintes-Écritures à sa progéniture. Donc à la fois père terrestre et Père céleste de ceux qui s'avèrent précisément les coupables des crimes odieux, le pasteur est responsable de l'hécatombe juvénile. Lors de leurs communions, comme lorsque la sage-femme fait une fellation au médecin, comme lorsque ce dernier abuse de sa propre fille, le calice sacré venant ritualiser le passage des enfants à l'âge de raison chrétien vient, dans une composition vicieuse du propre père faisant avaler de force un vin cérémoniel à ses enfants (« ceci est mon sang » rappelons-nous) vient insinuer une somme composée d'une double négation. Semence du pasteur ensemencée de nouveau par ce nouveau masque d'église, de là l'aliénation d'une génération entière à l'avis d'Haneke. La déglutition de la sève même du constat luthérien qui, à travers Le Ruban blanc, se donne comme critique uniforme d'un quotidien trop quotidien.
Où l’obligation de la droiture religieuse sera plus tard substituée par la fidélité au Dieu terrien sauveur de l’Allemagne, la jeunesse soumise à un code d’éthique comme à un autre est celle qui doit entrer dans les rangs prescrits par leur environnement. À son tour intrigué par une succession d’incidents bizarres contenant leur lot de tortures et de méchanceté pure, le village tremble sous la peur qu’un autre enfant soit défiguré par un esprit dévié, qu’un possédé soit en mesure de venir troubler la douce tranquillité d’un village toujours ancré dans le siècle précédent (tant dans sa représentation esthétique que dans la structure narrative d’un microcosme familial étalé). On pourrait y écrire l’histoire des Rougon-Macquart une toute nouvelle fois, un chapitre par ici ou par là de La Comédie humaine. Ce qui porte Haneke et son récit plus complexe que tous ses autres, c’est la volonté de restituer ladite complexité des communautés et des tensions familiales non pas au sein d’un seul et même drame, mais bien à travers le très sophistiqué métissage forcé qu’il impose à ses personnages. Car le narrateur du récit n’est pas tant le « héros » d’une épopée que le guide aveugle (aveugle, car il est celui qui, restant le plus près des enfants, ne comprend qu’enfin l’implication de ces derniers) nous tenant par la main à parcourir les différents cercles de l’Enfer dantesque.
« Cercle » infernal comme l’imaginait le poète italien, car Le ruban blanc se vit comme dans une circularité fluide, avec peu de failles apparentes lors de son long tracé. Le récit tournoie autour des mêmes demeures, des mêmes familles, mais surtout en périphérie de cette arithmétique des classes (la bonne, l’infirmière, le professeur, le paysan) qui est celle à qui est déléguée la portée dramatique du récit. Se confrontant à la dure réalité se cachant sous le prestige des têtes fortes du village, les aidants sont ceux à qui les enfants infligent le plus de tords (en enfant déjà gâté), mais qui fait s'exploiter le mystère du village dans un schéma de cause à effet incorrigible. Si telle infirmière est réprimandée autant, c’est pour avoir mis au monde un fils bâtard, si tel paysan s’est pendu c’est parce que son fils a déshonoré sa famille dans une vendetta impulsive contre le propriétaire terrien, etc. Ainsi, les compositions de Haneke sont centrifuges (jusqu’à un moment névralgique où la danse communautaire fera danser en rond la caméra dans un unique et chavirant plan) et mettent de l’avant un unique sujet centré dans le plus cartésien des points d’origine. Alors que toute une composition esthétique se développe en orbite autour du centre d’attraction premier de son oeil d’acier, les mouvements du corps à l’écran se développent en croix christique, à l’affut du moindre sacrifice permettant alors à l’extériorité du monde filmé (le hors-champ, mais aussi le non-centré) de venir accabler une à une les victimes du cinéaste. En ce sens, l’Autrichien s’affiche comme l’un des plus dignes héritiers de Bergman, de sa trilogie des films de chambre plus particulièrement où, des Communiants avec le prêtre qui devait porté sur lui la conscience de tout son village en passant par À travers le miroir où une aliénée se confrontait à l’hallucination divine (et son pouvoir) jusqu’au Silence dans lequel les tribulations d’un enfant perdu comportaient quelques-uns des regards les plus perçants de tout le cinéma (ceux de la perte presque ontologique de l’innocence) et qui se retrouve réinséré à travers le travail remarquable de Haneke avec les plus jeunes acteurs du film. À l'unique différence que Bergman cherchait la religion, Haneke, lui, la chasse.
Pendant que tous se réfugient dans le saint ordre des choses (celui imposé par le pasteur, par le baron, par le père de la famille paysanne), la filière est inhérente à l’organisation sociale du village qui, pour survivre à la barbarie (un jeune homme voulant se masturber est ligoté à son lit, le jeune professeur devra attendre un an avant d’épouser sa promise, etc.), doit se conformer aux ordres de cette génération idéaliste assujettie à quelques cris isolés d’une bande sonore sinon bercée par un silence religieux. Ces quelques interruptions résonnent, se font la prémonition inquiétante des apostrophes d’Hitler adressées à ses légions. Et pourtant, derrière cet immense casse-tête au cachet généalogique se cache la maîtrise d’un metteur en scène maître de chaque composition, de chaque coupe et de chaque jeu d’optique visant à écraser les visages de ses personnages perdus contre un mur lézardé, une faux rouillée, une nature trop ensoleillée. Comme si l’univers s’écrasait à l’arrière des têtes des villageois (deux fois on y répète l’argument : « mais ce n’est pas la fin du monde! ») dans un sarcasme pesé, par la venue prochaine de la guerre, et par un regard cherchant à crucifier dans le cadre la vulnérabilité des enfants, la domination paternaliste des adultes castrateurs. Mais pourtant, au final, Haneke ne juge rien, il se détache comme il l'avait si bien fait lors de sa découverte d'un stratagème inédit dans Funny Games (lorsqu'il faisait s’arrêter l’image). Il s'expose plutôt dans le sens le plus dialectique du terme. Arguments à l’appui, exemples exemplifiés, filmés et interprétés, il se fait peut-être encore aujourd’hui l’un des mathématiciens les plus sordides et les plus génialement instruits du cinéma moderne, mais surtout, l’un de ses meilleurs orateurs, innovateurs et maîtres de ses discours les plus affligeants.
Critique publiée le 5 février 2010.