En 1976,
Sylvester Stallone écrivait avec
Rocky le récit de sa propre entrée glorieuse à Hollywood : le jeune inconnu à qui on offrait une chance inespérée de mettre les pieds sur scène, c’était autant le scénariste-acteur que son personnage. De cette conjonction entre l’acteur et son rôle, de ce lien indissociable de l’un à l’autre, de l’expérience personnelle que
Stallone investissait dans Rocky – de là naissait une star. C’était tout le sujet du film : l’équipe d’Apollo Creed organise un spectacle de boxe réglé d’avance, un combat contre un boxeur local. Amérique terre de l’opportunité, raisonne les gérants d’Apollo, donnons une telle opportunité à un quidam et tout le monde en sortira gagnant, surtout Apollo qui peut ainsi dorer son image en se montrant généreux. Rocky, trop inexpérimenté, ne peut que perdre le combat, ce rêve américain qu’on lui tend ne serait qu’un spectacle truqué, qui ne sert que ceux qui le vivent déjà. Rocky le sait bien, mais il en profite pour infiltrer ce spectacle en s’y jetant corps et âme (« don’t you see it’s just a show? » lui demande un Apollo aussi furieux qu’hébété) et c’est ainsi qu’il pourra être gagnant tout en perdant le combat ; et c’est ainsi que Stallone montrait ce qu’est un auteur à Hollywood, un artiste, devant ou derrière la caméra, qui a besoin du spectacle, aussi truqué soit-il, pour exprimer sa vision personnelle.
Creed, en 2015,procède tout naturellement de là, avec la même limpidité conceptuelle : en faisant du fils illégitime d’Apollo Creed son personnage principal, Ryan Coogler peut se réapproprier la série tout en lui rendant hommage, c’est-à-dire que comme Adonis (
Michael B. Jordan), et en suivant l’exemple de Stallone, Coogler utilise son expérience personnelle pour donner vie à ce nom, Creed, pour le faire sien sans le dénaturer. Un vrai travail de fan donc, bien au-delà des (nombreux) clins d’œil de connivence à ceux qui sont dans le coup, Coogler voulant avant tout comprendre en quoi et comment Stallone a pu être un modèle pour lui. Or, pour y arriver, il doit avant tout réinventer la série en la dépoussiérant de ce bon vieux reaganisme des gros bras (présent surtout à partir du deuxième
Rocky) pour mieux illuminer ce qui était si inspirant dans ces films – non cette idéologie, mais bien l’humanisme sous-jacent, s’exprimant à travers la réflexion de la star sur elle-même.
Rocky, c’est bien connu, faisait miroiter le rêve américain, car même si celui-ci était d’abord présenté comme un spectacle truqué, il était tout de même possible de le rendre vrai par un simple effort de volonté, ce qui bien sûr est le grand mensonge de ce rêve, cette idée d’une mobilité sociale accessible à tous, comme quoi tout individu déterminé, fidèle à lui-même, pourra toujours réussir. Adonis, au contraire, ne circule pas librement entre les classes comme Rocky autrefois, sa fortune lui tombe dessus comme une fatalité, et tout du long Adonis ne peut se défaire de ce sentiment de ne pas être à sa place (ce que peut-être Coogler ressent aussi, jeune cinéaste indépendant qui tente son coup dans le blockbuster). Adonis est partagé entre deux mondes en apparence irréconciliables : il est à la fois Adonis Johnson, un orphelin élevé par des familles d’accueil, habité par une rage de combat qu’il ne peut pas comprendre, et Adonis Creed, le jeune homme recueilli par la veuve d’Apollo, héritier subit d’une fortune et d’un patronyme célèbre, lourd de tout son poids symbolique. Cette richesse, aussi, pourrait bien lui faire perdre de vue le vrai sens de la boxe, c’est-à-dire, et c’est là l’autre grand thème des
Rocky, plus évident, l’arène comme métaphore de la vie : il faut savoir encaisser les coups que la vie nous assène, s’endurcir à sa violence en attendant le bon moment pour se redresser et donner le coup de poing gagnant, une leçon qui ne peut s’apprendre qu’à la dure, quand il nous est impossible de trouver refuge entre les murs d’un manoir opulent. La question, pour Adonis comme pour Coogler, est donc à savoir s’ils peuvent légitimement porter le nom de Creed.
La difficulté, en fait, est de rester fidèle à soi-même au sein d’un spectacle qui tend à réduire l’individu à une image commode, commercialisable, ce qui vaut pour la boxe comme pour Hollywood (on pourrait bien accuser Coogler de vouloir uniquement tirer profit d’une franchise bien établie). C’était d’ailleurs l’erreur d’Apollo, dans le premier
Rocky, quoiqu’il se reprend après le premier round, et encore dans le quatrième film, dans le combat qui lui coûte la vie : se travestir par le spectacle (comme aussi Rocky dans le troisième volet, Clubber Lang vient le réveiller de force de sa torpeur dorée). Être un Creed, ce serait donc comprendre le sens de la boxe et en faire une vérité personnelle propre à être exprimée sur l’arène (on voit comment tout est inextricablement lié) ; plus précisément, c’est prendre cette expérience de l’orphelin Johnson pour alimenter le boxeur Creed, et pour Coogler prendre son interprétation des
Rocky pour réaliser son
Creed. Il faut donc relier les mondes, l’orphelin et l’héritier, le Noir et le Blanc, l’arène (et par extension le cinéma) devenant ainsi le lieu où se résolvent toutes ces tensions (on pourrait rajouter aussi passé/présent, actuel/virtuel – voir plus loin), ce qui ne sert pas à nier qu’il y a des divisions sociales (sinon il n’aurait pas lieu de relier), mais bien à créer des ponts qui permettent de mieux circuler, comme la trame sonore qui entremêle le hip hop à la musique familière de Bill Conti, ou comme Adonis utilise autant des techniques d’Apollo que de Rocky.
Ou comme ces plans-séquences, virtuoses, surtout ce combat filmé en un seul plan tournoyant à fleur de peau, un panache qui serait toutefois bien vain si cette mise en scène ne servait pas un véritable projet esthétique – ici, le plan-séquence comme trait d’union. Pensons notamment à ces deux plans commençant en coulisses et suivant Adonis jusque sur le ring, un mouvement qui montre le passage de Johnson en Creed (et de fait l’acteur en son personnage) sans en faire une rupture (de même que l’acteur se fond à son personnage et vice versa) ; le plan-séquence représente le moment de la métamorphose, la caméra n’enregistre pas un temps « réel », mais celui virtuel marquant le passage d’un état à un autre, ou plus exactement le moment où s’entremêle les deux pôles (Adonis porte un maillot portant les deux noms, Creed et Johnson). C’est le moment où l’art naît, celui de Coogler qui transmue le réel par la mise en scène pour le transformer en affect, en idée visuelle, celui du boxeur qui exprime son émotion par le sport. De même dans les scènes plus quotidiennes, Coogler opte pour des plans longs, cadres éloignés, faisant coexister ses acteurs dans le même plan, surtout Jordan et Stallone, évitant ainsi de les confronter (sauf quand le drame l’exige).
Alors si Stallone ramenait tout à lui, les personnages secondaires ne servant que sa réflexion sur son image (d’un point de vue idéologique, on dirait qu’ils étaient utilitaires à son succès), Coogler au contraire met en parallèle, sur un pied d’égalité, pour créer des échos qui permettent la réconciliation. Par exemple le drame de la nouvelle Adrienne, Bianca (
Tessa Thompson) : musicienne, elle perd un peu plus son ouïe chaque fois qu’elle joue sur scène, un peu comme Adonis risque sa vie chaque fois qu’il entre sur le ring. Contrairement à Adrienne, elle ne lui reprochera jamais de pratiquer un sport dangereux puisqu’elle ne comprend que trop bien pourquoi il le fait ; leurs expériences distinctes trouvent un point de rencontre. Pareillement, Coogler réalise une sorte de sequel-reboot-remake (le film tient de tout cela), le passé de la série hante tous les plans, en partie par le corps de Stallone (qui s’est rarement montré aussi vulnérable) :
Creed existe en parallèle avec
Rocky tout en lui étant redevable, le drame d’Adonis n’est pas celui de Rocky mais il va chercher Rocky pour le guider. En même temps, leurs drames se font échos, tous deux devant s’entraider pour réussir à vivre avec ce passé empli de morts, Apollo pour Adonis, Adrienne et Paulie pour Rocky, des morts qu’il faut honorer en continuant de se battre pour rester en vie, Adonis sur le ring, Rocky contre la maladie – et Coogler par son film. Se battre est la preuve que nous sommes en vie, disait Stallone ; mais la vie aura toujours le dernier mot, rajoute Coogler. L’important, c’est d’essayer de se rendre jusqu’au dernier round, comme Rocky dans le premier film… Le passé cinématographique n’est ni écarté, ni relégué dans une autre ligne temporelle, travailler à au sein d’une franchise est ici une nécessité esthétique : comme Adonis et Rocky prennent acte du passé pour poursuivre leur quête identitaire, Coogler utilise cette nostalgie du fan pour en faire une force d’agir au présent, qui se manifeste en un film,
Creed.
Sans doute, le film atteint là ses limites, dans la mesure où l’émotion du spectateur risque d’être directement proportionnelle à son propre investissement dans la série… on comprendra donc que le présent rédacteur en a pleuré un coup. Il ne faudrait pas en conclure que le film serait hermétique pour les non-initiés, car même si ce texte se concentre sur la relation de
Creed aux autres
Rocky (le critique aussi s’empare d’un film à partir de son expérience personnelle), le personnage d’Adonis est suffisamment étoffé, indépendamment de toute connaissance intime des
Rocky¸ pour que son drame résonne au-delà du cercle des mâles trentenaires élevés par les reprises de
Rocky à Télévision Quatre-Saisons. Et ces films ayant été réduits dans l’imaginaire populaire à l’idéologie d’une époque, la réappropriation de Coogler demeure évidente. Alors comment ne pas s’émouvoir en voyant Coogler substituer ainsi au classique rêve américain prôné par Stallone un rêve d’harmonie raciale, d’entraide et d’amitié, une sorte de fantasme répondant à la réalité autrement plus douloureuse qu’il représentait dans son très beau
Fruitvale Station, ce qu’il fait tout en rendant hommage à Stallone, à ce qu’il a pu nous inspirer? Peut-être qu’il faut voir la toute dernière scène, une variation aussi simple que géniale sur la fameuse montée des marches, point d’orgue parfait à tout ce projet, pour saisir, à travers les larmes, ce qu’il y a de si beau dans ce rêve, formé à même l’essence du cinéma.