DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Jimmy's Hall (2014)
Ken Loach

L'effet Loach

Par Mathieu Li-Goyette
En près d’une trentaine de longs-métrages, Ken Loach a collectionné les sujets politiques avec une rigueur et une persévérance peu commune, se consacrant aux côtés de son scénariste Paul Laverty a une redéfinition progressive du cinéma politique dont la frondeur reçoit, depuis le triomphe cannois de The Wind That Shakes the Barley en 2006, un accueil pour le moins mitigé. Un accueil somme toute non loin de celui d’un Woody Allen dont les films plus tardifs et ponctuels semblent aussi avoir été noyés dans le gargarisme du cinéphile tendancieux; le sort de Magic in the Moonlight est en ce sens semblable à celui de Jimmy’s Hall, deux films « typiques », sans grande surprise mais d’une maîtrise qui ne faiblit pas du premier au dernier plan, deux films qui, par l’effet de redite (pourquoi ne pas le penser comme un écho?) ont néanmoins eu à faire le piquet devant la classe de 2014. Mais celui qu’on taxé de faire un vieux cinéma, de tomber dans certains des écueils qu’il dénonce au nom de la cause populaire (comme celui de la torture dans Route Irish) a-t-il autant de plomb dans l’aile qu’on le prétend? Si on a souvent restreint le potentiel révolutionnaire des films de Loach à la nature des sujets sur lesquels il a porté son dévolu, beaucoup reste encore à dire sur cette sensation qui est moins de l’ordre du contexte et des dates historiques que des sentiments, sur cet enragement très particulier qui émerge systématiquement de ses œuvres. Quelle est la nature de cet empoignement féroce des tripes? Quel est l’effet Loach?

L’effet Loach, c’est prendre une figure comme James « Jimmy » Gralton (Barry Ward), un révolutionnaire irlandais qui dut quitter sa patrie au début des années 1920 dans la foulée de la guerre civile. C’est entamer le film par son retour au pays, par ce moment de « détente » (comme les sorties de Sweet Sixteen et celles de Angel’s Share) et faire progresser un personnage par le biais de flashbacks qui évoquent une histoire passée violente et une volonté, au présent, de faire la paix et de résoudre cette part de tension latente (dont la source est elle toujours politique, jamais psychique). Les héros de Loach et Laverty vivent ainsi en constant état de fébrilité, subissant une forme de déséquilibre qui traverse toutes les facettes de leur quotidien, donnant à voir au spectateur diverses tares post-traumatiques tout en prenant le récit dans un effet d’entraînement dont la première impulsion (la guerre, la révolte, la lutte en général) appartient au hors champ ainsi qu’aux souvenirs de ceux qui l’ont vécue.

C’est partir de ce protagoniste et lui attribuer une cause à défendre. Dans le cas de Jimmy, celle d’une salle de danse qui servait pour bien plus. À la fois école et salle d'enrichissement où se croisaient des instituteurs de gaélique autant que des professeurs de littérature et de danse jazz, la petite institution devient rapidement le pied-à-terre d’une modernité laïque dont le personnage titulaire se fait le grand entrepreneur. Là encore, l’effet Loach, c’est de partir d’une anecdote, connue ou non, une parcelle d’un récit historique englobant et jamais vu (sinon par les images d’archive projetées dans la salle de cinéma du film) et de voir à travers toute cette configuration sociale une allégorie sur des enjeux communautaires et culturels dont l’urgence n’est toujours pas en reste. Loach donne à voir une politique à hauteur d'Homme et s’exclame ainsi que l’importance des institutions parapublique et la difficulté, en tout temps, et tout lieu, à les constituer légalement aux yeux des autorités locales, qu’elles soient gouvernementales ou ecclésiastiques.

Une fois que le rêve est bien entamé, le plaisir de l’irrévérence s’emporte. Pieds de nez aux figures de l’ordre, enquête pour déterminer quel complot est à la source des maux de la communauté. Dans Jimmy’s Hall, Loach fait d’ailleurs preuve d’une ambivalence qui était absente de nombre de ses films les plus révolutionnaires. Ici, via le Père Sheridan (Jim Norton) et le Père Seamus (Andrew Scott, l’excellent Moriarty de la série Sherlock), on accède au point de vue de l’élite bourgeoise et politique du pays, nous permettant ainsi de saisir la nature du régime moral qui les gouverne. S’ajoute au nuancier du cinéaste une belle galerie de personnages, parfois dans des rôles secondaires, d’autres fois dans des figurations pratiquement muettes, mais dont la récurrence à l’écran et la fraîcheur naturelle confèrent à Jimmy’s Hall une impression de réalisme et d’engouement qui fait rêver à de telles structures citoyennes.

Les scènes festives, par leur ampleur, et les scènes intérieures, par leur sagesse toute en plans moyens, ne sont pas sans rappeler certaines équivalences du cinéma de John Ford qui, à travers The Informer, The Plough and the Stars, How Green Was My Valley et The Quiet Man, a lui aussi su dresser un portrait de l’Irlande révolutionnaire et de sa colère qui ne connaît l’oubli (la mère de Jimmy incarne d’ailleurs avec un naturel désarmant la mère fordienne, personnage archétypal du réalisateur américain qui se caractérise par une béatitude doublée d’un soutien indéfectible pour ses enfants, et ce, surtout lorsqu’ils se mettent en danger). D’assemblée en assemblée, Jimmy fuit donc la police et les foudres du clergé, sous les yeux d’une mère omniprésente qui l’épaule et comprend ses ambitions (elle allait porter autrefois des livres dans les écoles locales, précise l’un des policiers, préfigurant en fait la même évangélisation sociale que celle de son fils).

À cet écartèlement entre sa mère dont il voudrait prendre soin, à qui il ne voudrait pas causer trop de soucis, s’ajoute celui, classique mais touchant, d’une femme, Oonagh (Simone Kirby), qu’il avait laissé une première fois il y a dix ans et qu’il retrouve au sein de l’organisation du Hall. Autour d’eux, les paysages verts et brumeux ainsi que les intérieurs tamisés sont captés avec un naturalisme déconcertant, une lumière en velours qui rend aux décors leur franche rudesse (à ce titre, Robbie Ryan, après Fish Tank, The Angel’s Share et Slow West, est un directeur de la photographie à surveiller de près). La photographie de Jimmy’s Hall est en fait si mémorable qu’elle compense les rares scènes mélodramatiques du film, ses qualités picturales transformant aisément les lieux communs en tableaux de bravoure. Contrastant avec la douceur des paysages, la colère de Gralton le pousse à devenir un leader charismatique, pris entre deux figures de femme à la fois idéelles et romantiques, qui l'encouragent à poursuivre son entreprise d’éducation populaire en dépit du resserrement des pouvoirs politiques. La colère du révolutionnaire bouillonne, déborde malgré tout, car chez Loach il n'y a rien que la sphère privée puisse procurer qui pourrait faire oublier les maux de la sphère publique (c'est d'ailleurs Gilles Deleuze, dans son Abécédaire, qui disait qu'« Être de gauche, c'est d'abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi; être de droite, c'est l'inverse »). L’arbitraire de la Loi et de l’Église s’abat à présent sans pitié sur son hall, culminant en un acte terroriste ordonné par les propriétaires terriens de la région, à leur tour supportés par le clergé et la couronne britannique.

Conséquemment, les confrontations se font de plus en plus musclées et les péripéties débouchent sur des dénouements injustes. La rage monte, dans le camp de Jimmy comme dans celui du spectateur qui assiste, à l’image des films précédents du cinéaste, à l’assimilation d’une volonté populaire par les pouvoirs dominants, d’abord au nom de l’encadrement (qui éclate lors d’un montage parallèle mémorable entre une soirée dansante au Hall et la messe dominicale), ensuite au nom des affiliations idéologiques, collées comme des étiquettes par les personnages antagonistes de ses films (qui sont des racistes, des sans culture, des réductionnistes en tous genres) et dont le moyen d’action principal est de plier à leur avantage les structures sociétales telles que la loi, les institutions, mais aussi le langage et la foi.

En ce sens et en dépit de tournures que certains accuseraient de classicisme, Jimmy’s Hall a bel et bien les allures d’un film-somme, où Loach revient aux fondamentaux des vertus pédagogiques de son (du) cinéma : constituer des structures communicatives alternatives, poétiques et vivantes pour transmettre des histoires qui s’arrachent des discours prédominants en les secouant tout en faisant de ce courage d’énonciation la forme même d’un récit engagé, comme si la Gauche se passait une longue histoire de révolutionnaire en révolutionnaire depuis la première impression du Capital (la variété des sujets de Loach ne faisant qu’appuyer cette sensation émouvante d’héritage). L’effet Loach apparaît ainsi comme un effet de transmission, d’enseignement où la rage de l'injustice est un exercice humain pour établir les paramètres nécessaires et les priorités communes pour une possible liberté.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 25 août 2015.