Heureux sont les simples coupables
Par
Mathieu Li-Goyette
« La propagande totalitaire cherchait à supplanter une réalité fondée sur la reconnaissance de valeurs individuelles. Puisque les nazis visaient à une totalité, ils ne pouvaient simplement se contenter de remplacer cette réalité – la seule réalité digne de ce nom – par leurs propres institutions. S'ils l'avaient fait, l'image de la réalité n'aurait pas été détruite, mais purement bannie; elle aurait pu continuer à travailler dans l'esprit subconscient, mettant en danger le principe de la direction absolue. Pour atteindre leurs objectifs, les dirigeants nazis devaient surpasser ces despotes désuets qui supprimèrent la liberté sans annihiler sa mémoire. » - Siegfried Kracauer (1)
Kracauer, éminent historien du cinéma allemand, écrivait dans son De Caligari à Hitler à l'égard du cinéma nazi et de sa lutte contre le réel que celui-ci se voyait conférer le statut d'illusion; il y évoquait l'absorption de la réalité par un événement purement cinématographique à l'occasion de l'hégémonie du pouvoir nazi transposée par Leni Riefenstahl dans Le triomphe de la volonté. Appropriation d'un prestige artificiel, c'est à cet opposé que travaillerait le cinéma guerrier qui allait se perpétuer lors des quelques décennies qui suivront la chute du IIIe Reich. Refonte des mythes, redressement des civilisations, le cinéma d'après-guerre est à la fois le bastion du cinéma moderne, mais aussi celui qui fournira, par son statut nostalgique et pur (donc originel), la matière à penser du cinéma contemporain. Ce dont Resnais évoquait comme impossible à aborder dans son Nuit et Brouillard, ce dont Claude Lanzmann ne trouva, dans les quelques 9 heures de son Shoah, pas la marge de manœuvre nécessaire à traduire les horreurs, c'est aussi ce qui questionne le cinéma d'aujourd'hui. Sa valeur de témoin, sa valeur d'original et sa valeur de perception sur un fragment de réel, autant dans le classicisme aujourd'hui reconnu pour sa valeur mythologique que dans le collage postmoderne largement établi au départ par une certaine politique des auteurs.
Cinéaste aux milles sobriquets, Tarantino est peut-être le réalisateur de sa génération qui a le plus retenu l'attention des cinéphiles et des nouveaux théoriciens. Pseudo-maître stylistique, son cinéma s'est plus souvent qu'autrement laissé associer à des excès cinéphiliques coupables, jouissifs selon certains, prétentieux selon d'autres, ou tout simplement enfantins pour l'intelligentsia de la planète cinéma. C'est pourtant, de tous les réalisateurs qu'il a pastiché, de Godard dont Tarantino retient le plus. En sautant l'aspect « citations, références, affiches de cinéma, caméos » – on sait que le cinéma postmoderne au sens large doit d'une manière ou d'une autre beaucoup au maître français – le malin plaisir de notre cas d'étude est l'appropriation d'un genre, la subversion de ses codes à ses propres désirs et la déformation des attentes du spectateur envers un produit suicidaire. Camouflé sous ses attirails de célébrités, ces attentats tarantiniens portés au cinéma ont aujourd'hui atteint leur apogées. Écrit au long d'une dizaine d'années, projet de rêve du cinéaste, Inglourious Basterds n'est pas tout à fait l'histoire du lieutenant Aldo Raine (Brad Pitt) envoyé avec ses soldats juifs en France occupée. Ce n'est pas non plus l'histoire d'un agent SS hors-pair nommé Landa « le chasseur de juifs » (Christophe Waltz, prix d'interprétation à Cannes) et ni celle de la jeune Shosanna, gérante d'un cinéma de Paris (Mélanie Laurent). Inglourious Basterds est plutôt, simplement et méthodiquement, le récit d'une soumission et d'un combat cinématographique contre la réalité: le « pire ennemi » du cinéma.
Le coup de génie de Tarantino est ici d'avoir su, probablement pour la première fois, allier son excentricité au propos d'un réel questionnement sur l'art qu'il prend un si malin plaisir à maîtriser de la sorte. Attaque à l'Histoire de l'homme, son Basterds est le chef-d'œuvre d'un mégalomane incomparable où le rêve cinéphile de Truffaut d'extraire du celluloïd l'âme du cinéma et sa conceptualisation se réalise au sens propre alors que le 7e art prend les armes et part au combat. Soumis à l'esclavage par deux réalisateurs in vitro (Shosanna et Landa), mené à bout de bras par notre héros américain bêta et vulgaire (Raine), le cinéma fait son petit bout de chemin. Il quitte l'imagerie leonesques que Kill Bill présentait et fait cassure avec le Tarantino juvénile (on nous l'annonce avec un Für Elise: un amour d'Allemagne rapidement repris à la guitare) qui délaisse western, kung-fu et exploitation pour se pencher sur les cas de Clouzot, Pabst, Lubistch, certainement Renoir au passage alors que le jeu de retardement du western spaghetti n'est jamais trop loin. Les ennemis de l'Allemagne, le réalisateur s'en fera ses propres alliés à travers une histoire qu'il connaît par cœur et dont les nouveaux recoins affirment son désir de pousser plus loin son art référentiel, d'aller y chercher une mascarade symbolique. L'opéra de quatre sous à la Tarantino c'est d'abord l'habileté comique du drame hautain de Lubitsch, c'est ensuite les casse-têtes maléfiques de Clouzot et la caractérisation tragico-poétique « typiquement française » des chapitres tournés dans le grand Paris de Renoir (et Carné, Duvivier et comparses). En ce sens, c'est aussi pour le metteur en scène l'occasion d'offrir sa plus grande réalisation et son film à la fois le plus raffiné et le plus provocant.
Bien qu'il se soit toujours imposé comme un artiste de grand talent, Tarantino est maintenant démasqué et mis à nu. Maître des masques à la mise en scène, le double-sens touche l'espionnage et la reprise qu'il enrichit d'une réalisation sobre, lente et réfléchie. S'appropriant le réel par un acte de fiction rigoureux, les facettes d'Inglourious Basterds sont des miroirs déformés. Comme lorsque l'on y traite du pouvoir du cinématographe de faire du sujet filmé une seconde vérité manipulée (la majorité des exemples étant répertoriés sous le chapitre « Opération Kino ») ou au moment où les malentendus linguistiques fortement soutenus éclatent tout au long du scénario. C'est particulièrement lors d'une scène d'anthologie à la taverne où chaque invité arbore une carte de célébrité que son bal masqué se met officiellement en place. Chacun joue à trouver son personnage, à « trouver la référence » d'un monde pastiché, « tarantinisé » où les commandos se doivent d'être amateurs ou critiques de cinéma pour désamorcer la mise en scène de l'inspecteur SS tenter de la saisir. Le magnifique segment sert alors de mise en valeur pour des figures iconiques déjà condamnées en duel mexicain: le réflexe par excellence du recycleur. Son propre cinéma est lui-même revisité en remettant en question la légitimité de sa filmographie passée (un Reservoir Dogs condensé et résumé en 20 minutes) tout en la mettant aux côtés des grands dont il extrait son propos. Le film est contraint par la volonté de deux metteurs en scène à la même visée de chef-d'œuvre (tuer Hitler), mais au style et à l'approche complètement différente (l'inspecteur SS versus la gérante de cinéma). L'artefact-cinéma est donc malmené puis uniquement libéré par la sauvagerie religieusement fanatique des bâtards (« c'est le plus prêt que nous pouvons être du cinéma » s'exclame Raine avant une exécution sommaire).
Guerre au cinéma, guerre de cinéma, Inglourious Basterds poursuit ainsi une recherche plastique hautement cohérente. Bien plus classique sur ses tendances esthétiques, Tarantino élabore un jalon de l'histoire du cinéma subversif où la technique déployée est minimalement pernicieuse, au bord du sarcasme et de l'ironie tout en parvenant à conserver la gravité d'un sujet qui s'est vu mille fois abordé. La pesanteur du montage et du dialogue, l'économie de moyen frappe et rappelle l'ingéniosité plus humble et réfléchie qui animait Jackie Brown. Le dispositif comique fonctionne à fréquence identique avec l'idée du subterfuge. Une première avance, un indice, un malentendu puis une révélation finale comique et sensible à la progression du récit auquel les comédiens poursuivent le stratagème dans la même optique. Toujours aussi audacieux sur le choix des trames sonores qui accompagnent son délire, on ne retrouve cependant pas plus de sa narration inversée. Un montage linéaire, divisé en 5 chapitres (aussi bien dire les 5 actes de la dramaturgie classique) et quelques apartés documentaires agrémentent un film essentiellement composé de dialogues et d'envolées d'esthètes très brèves et surtout ponctuées par les gloires de personnages-concepts magnifiquement interprétés.
Là où brillent particulièrement les Pitt, Waltz et Laurent, Basterds vient prendre son sens, car au terme d'un bain de sang inespéré et complètement en concordance avec cette idée du cinéma de propagande, Tarantino sera parvenu à donner au peuple juif sa douce vengeance. Celle que Hollywood ne se sera jamais permise, mais aussi celle que l'Histoire n'a jamais écrite en niant alors au cinéma le droit de se procurer cette alternative jusqu'ici inexistante. En la créant, il parvient à rejoindre ce que disait Kracauer sur la métamorphose d'une illusion en réalité et à « supplanter » le réel au moyen de son lieutenant starlette et des prétentieux réalisateurs qui auront tenté de s'accaparer à eux seuls la récompense ultime du héros. Le mythe de ce dernier, déchiré entre les prestidigitateurs et les illusions, aura cependant triomphé: le cinéma a gagné la guerre. La guerre est finie.
Critique publiée le 21 août 2009.