La souillure essentielle
Par
Olivier Thibodeau
Peintres de la laideur et artisans d’un cinéma traumatisant capable de saper toute trace d’humanité dans le cœur du spectateur, Ulrich Seidl (qui agit là à titre de producteur) et Veronica Franz (qui signe la réalisation aux côtés de Severin Fiala) s’attaquent ici au film de genre avec des effets dévastateurs. Leur exploration des recoins sombres de l’âme se poursuit donc sous le signe de l’horreur, laquelle permet au duo d’exploiter l’écœurante violence psychotique de personnages profondément troublés pour mieux étoffer leur portrait cynique d’une humanité en proie à des passions égoïstes incontrôlables. Comme toujours, ils misent ici sur une mise en scène froide et dépouillée afin de mieux placer le spectateur dans la position délicate de témoin impuissant, confrontant celui-ci à un univers propre et rangé derrière lequel se terre un inconscient torturé dont les excès dépassent largement la mesquinerie quotidienne. Non seulement parviennent-ils ainsi à percer la surface d’un univers bourgeois immaculé, nous livrant sans pudeur chacun de ses sombres secrets, mais ils dissolvent également à l’acide l’institution familiale traditionnelle, signant contre toute attente leur plus impitoyable manifeste à ce jour.
Elias et Lukas sont deux inséparables jeunes frères dont la mère vient d’obtenir son congé de l’hôpital après une opération de reconstruction faciale. À la fin d’une journée passée à errer dans la campagne idyllique aux abords de l’imposant chalet familial, ils la retrouvent donc un soir dans sa chambre, baignée de la lumière diffuse émanant d’entre les stores clos, le visage ceint de monstrueux bandages qui la transforme immédiatement en être étranger. Convaincus que cette personne frustrée et intransigeante dont les traits sont à jamais changés par la chirurgie n’est en fait qu’un imposteur, les deux protagonistes commencent à se replier sur eux-mêmes, s’enlisant dans un monde de plus en plus ténébreux et violent. Après moult altercations avec leur matriarche illégitime, ils finissent par commettre l’impensable, la séquestrant dans sa chambre afin de la soumettre à un interrogatoire vicieux digne des films de torture porn les plus tordus. Sauront-ils alors extirper d’elles les révélations attendues ou nous révéleront-ils plutôt quelque chose d’essentiel à propos de leur nature à eux?
Somptueuse, mais peu subtile, la scène d’ouverture du film établit d’emblée la présence d’un inconscient ténébreux à l’œuvre dans les coulisses, usant d’un symbolisme très appuyé pour mieux rétablir le leitmotiv transversal propre au cinéma de Seidl. On voit ainsi Elias se faisant engloutir par la noirceur régnant dans un caveau sombre où il pénètre à la suite de son frère, observant ensuite celui-ci alors qu’il nage sous la surface d’un lac verdâtre. La métaphore est claire : une force obscure se terre derrière la surface lumineuse des paysages pittoresques où évoluent les deux jeunes protagonistes, et c’est précisément cette force que le film s’évertuera à dévoiler. La table est alors mise pour une angoissante étude psychologique des mœurs familiales à l’heure de la crise identitaire, laquelle sombre finalement dans les abysses insondables du cinéma d’horreur contemporain pour mieux épaissir la signature des auteurs et illustrer toute l’étendue de la monstruosité qui sommeille dans l’esprit humain.
Impossible de discuter franchement du film sans aborder la violence matricide inouïe qui caractérise le segment final. Bien qu’on puisse a priori ne voir là qu’un abandon irréfléchi aux plus bas dispositifs de la torture porn (où le spectateur se voit confronté à une série de supplices dantesques infligés à des personnages séquestrés), cette séquence s’inscrit en fait au cœur d’une montée dramatique savamment étudiée qui, malgré sa parenté avec certains exemples peu reluisants du genre, trouve une certaine pertinence dans la montée parallèle de la violence diégétique. Elle constitue en outre le faîte de laideur d’une carrière qui lui est presque entièrement consacrée, s’incarnant ainsi comme la pièce maîtresse d’une filmographie grossière, mais puissamment évocatrice dont la prédilection pour les images abjectes lui permet d’introduire violemment une graine de dissension au ras des pâquerettes.
Ici, l’horreur s’inscrit de façon presque transparente dans le quotidien des personnages, dont les balades dans des caveaux jonchés d’ossements, et les aquariums remplis tour à tour de blattes géantes et de chats morts préservés dans le formol sont filmés avec le même détachement que les scènes d’extérieur les plus banales. Chacune des images du film semble ainsi rivaliser d’ignominie, si bien que le massacre final s’impose simplement comme l’aboutissement d’une longue démarche iconoclaste qui trouve son expression essentielle dans la souillure la plus insoutenable, soit l’acte matricide vicieux qui clôt le récit. L’image d’ouverture, portrait rétro d’une famille tyrolienne chantante dont la belle matriarche blonde hérite d’un zoom avant d’une révérence presque mystique, se trouve alors irrémédiablement souillée, vidée de son sens, cruellement violée comme l’âme du spectateur.
Doté d’une mise en scène sobre et léchée qui fait la part belle aux lumineuses toiles champêtres et aux intérieurs claustrophobes de la retraite hypermoderne des personnages, lesquels sont constamment mis en opposition en tant que représentants irréconciliables des différents niveaux de conscience humains, Goodnight Mommy bénéficie d’une grande maîtrise formelle qui sert très efficacement les éléments d’horreur que contient le récit. On note ainsi l’excellent travail sonore, et l’utilisation miraculeuse du hors-champ effectués par les auteurs. Le son précède ainsi toujours l’image, jaillissant du noir avant que nous soit dévoilé le contenu du plan, nous gardant ainsi dans un état d’appréhension constant qui sied parfaitement à l’exercice d’anticipation morbide que constitue l’expérience du film. Quant au hors-champ, il aide toujours à celer l’origine de ce son, forçant toujours la caméra à s’avancer tranquillement au-devant de l’horreur, traînant avec lui un spectateur au consentement vacillant. L’un des plans les plus mémorables de l’œuvre allie d’ailleurs habilement ces deux qualités, nous montrant un moniteur pour bébés duquel s’échappe les cris d’une mère en proie à des sévices mystérieux dont la révélation tarde, rendant la transition soudaine vers la chambre des tortures d’autant plus brutale, surtout qu’elle nous confronte cruellement à la nature répréhensible de notre curiosité, laquelle se trouve alors rassasiée contre notre gré.
À la fin, bien qu’on puisse se borner à analyser la cohérence de l’évolution narrative de la psychose du jeune protagoniste ou languir bêtement sur les scènes de violence écœurantes faisant saillir la scène finale, il est plus intéressant de constater la pertinence de l’œuvre au sein de la filmographie des deux auteurs, complices depuis les beaux jours de Canicule (2001). Faîte indéniable de la puissance iconographique de leur démarche incisive, Goodnight Mommy s’impose par sa laideur insoutenable et sa perversion impénitente de l’image sacro-sainte de la famille nucléaire comme l’un de leurs films les plus satisfaisants. Fort d’une technique impeccable, d’une imagerie hypnotique, et d’une impressionnante profondeur psychanalytique, il s’impose de surcroît comme un nouvel incontournable du cinéma d’horreur contemporain.
Critique publiée le 1er août 2015.