Il y a une scène dans
The Freshman qui suffit à elle seule pour résumer tout le cinéma d’
Harold Lloyd. Une scène où sa compagne du moment se tourne vers lui et rattrape au sol son honneur et son estime : arrête d’être un autre homme, lui dit-elle, arrête de mentir pour être accepté, sois intègre et montre leur de quel bois tu te chauffes. La scène en question ne redressera pas dans l’immédiat la colonne de ce maigrichon à lunettes, mais elle donnera au moins au spectateur une approche, une empathie, pour saisir tout le tremblement que ressent ce dernier. N’est-il qu’un clown, qu’un désaxé s’amusant à faire des claquettes et des pitreries pour divertir ses congénères? Bien au contraire, car Lloyd, plus que les autres comiques du muet, est une puissante figure de l’aliénation urbaine, des pressions de l’étiquette, des tensions professionnelles et sociales; les frasques de cet acrobate travaillent le pathétique, le rejet, l’ostracisation et les rapports entre l’individu et la communauté, jamais pour en faire le chef ni même l’opposant, mais pour révéler ce grand drame qu’est celui de ne faire partie d’aucun groupe.
Son personnage porte d’ailleurs bien son nom. Harold Lamb (l’agneau) est tout entier fixé dans un besoin de reconnaissance. Parti de son patelin et fraîchement arrivé à l’université, il y rencontre une communauté étonnamment accueillante qui le sacre au sommet de leur pyramide étudiante. La bénédiction est d’autant plus inattendue que Lamb est le pire gaffeur qui soit, échouant dans tout ce qu’il entreprend et méprenant sans cesse le statut et le décorum des figures d’autorité qui l’entourent (entraîneur de football, doyen, etc.). C’est là que toute l’intelligence de l’écriture de
The Freshman fait son œuvre. Dès qu’il débarque du train, Lamb suit une trajectoire duelle traversant l’ensemble du film, le présentant constamment dans une posture d’accompagnement. Au bras d’autrui (d’une jeune et jolie collègue, de footballeurs et même de son tailleur), il se met au fait de la complexité du tissu social qui compose une communauté universitaire partageant un espace si restreint (le campus). Chaque scène est l’occasion d’une rencontre avec un archétype parfaitement stéréotypé et face auquel, en bon vivant qu’il est, Lamb s’empêtre dans différents types d’amateurismes propices aux gags visuels. Entre la mésentente et l’acrobatie, cet humour physique est doublé d’une épaisseur sociétale et symbolique qui fait le comique comme le tragique des films de Lloyd. Face à la communauté estudiantine dans
The Freshman, à la bureaucratique dans
Safety Last! (1923)
, à la westernienne dans
Two-Gun Gussie (1918), ne pas être à sa place, ne pas faire partie du groupe mis en valeur par la société, c’est chez Lloyd la parfaite manière d’initier une critique du communautarisme.
Dans
Grandma’s Boy (1923), Lloyd est incapable de rejoindre le
posse de son village, ce regroupement éphémère réuni sous l’égide de la loi et lancé à la poursuite d’un dangereux criminel. Si le
posse dans le cinéma américain a longtemps été une figure forte de l’expression d’une communauté soudée, l’incapacité de Lloyd a le rejoindre n’est alors que symptomatique de son inhabilité à s’intégrer aux structures qui régissent la société d’alors. Plus près des comédies de mœurs en vogue à l’époque,
Girl Shy (1924) le montre dans la peau d’un jeune tailleur timide, souffrant d’un bégaiement empêtrant, qui rédige le soir en secret un livre sur l’art de la cour. Soumettant un jour son manuscrit à un éditeur, il attend dans l’antichambre aux côtés d’une jeune héritière bien au fait des bonnes manières. Décalages romantiques et manières désœuvrées s’ensuivent, toujours pour le plus grand plaisir du spectateur qui assiste à la tentative d’intégration d’un personnage qui ne s’amarre nulle part.
L’exclusion est en effet le thème principal travaillé dans les films de Lloyd, et ce, déjà dans les bobines de courts-métrages que produira Hal Roach dès 1917 avec le « Glass Character ». Dans
The Freshman, l’exclusion, étirée en une histoire de microcosmes communautaires, atteint une forme de paroxysme par sa structure composée d’une pluralité de types et de voix distinctes (d’où la structure en « trajet » à laquelle obéit le film), s’étirant vers diverses strates de la société américaine dans un climat typique aux années folles. À cet égard, la scène de bal où le complet nouvellement taillé de Lloyd ne cesse de se déchirer à chaque pas de danse est brillamment subversive : l’allure guindée n’y résiste pas et, à l’image du costume qui tombe en charpie, le héros se voit pris dix minutes durant à le rapiécer à l’insu des autres étudiants. Tout à l’image du film, l’humiliation finale qui met un terme au bal réitère à Lloyd la place qu’il ne peut qu’occuper au sein d’un groupe qui n’a que faire de ceux qui déglinguent – parfois simplement par leur présence – la mécanique sociale. Le rire comme processus d’exclusion aura rarement ainsi tonné de toute sa méchanceté.
Mais il ne faudrait pas croire par là que le rire chez Lloyd est le pain des misérables. L’on ne regarde pas un Lloyd comme un Chaplin, espérant voir l’opprimé vagabond s’en tirer. L’équilibre qui nous apparaît si contemporain dans ces films est plutôt le fruit d’une construction de l’espace particulièrement signifiante. Les grammaires du cinéma ont tendance à enseigner des poncifs, surtout en matière de cadrages (filmez deux amants en deux plans et vous avez l’indice spatial d’une distance, mais filmez-les dans le même et c’est l’harmonie et ainsi de suite). À ces règles qui n’existent que pour être brisées,
The Freshman apporte une vigueur et une vivacité d’esprit qui n’a rien à envier aux fins calculs de Buster Keaton. Chez Lloyd (et chez
Fred C. Newmeyer et
Sam Taylor avec qui il a tant travaillé), l’organisation du cadre est rigoureusement pensée comme un outil d’inclusion-exclusion. Quand Lloyd est acclamé pour la première fois, la caméra accomplit un ambitieux travelling arrière à travers le campus, un mouvement suffisamment ample pour laisser le temps à une myriade d’étudiants de le rejoindre dans le plan. Le mouvement est repris lors de la dernière scène, celle où Lloyd sauve son équipe de football d’une cuisante défaite en entreprenant une incroyable course à travers tout le terrain. Alors que les étudiants le portaient hypocritement sur leurs épaules à son entrée, sa « sortie » (de film) est éminemment réussie : il file, fait honneur à son pseudonyme moqueur (Speedy) et accomplit sa course non pas avec l’appui des autres étudiants mais bien en les évitant tous, les enjambant, pirouettant allègrement jusqu’à la ligne de touche. Face à l’un des plus grands rassemblements de figurants de l’époque du muet, cette sortie de groupe tout à fait concrète est non seulement réjouissante, elle poursuit cette attention portée dès les premières scènes à faire de chaque espace, de chaque péripétie, le symbole tout à fait cohérent à la construction d’un gag profondément enraciné dans sa société.
Car dans une société capitaliste qui encourage le bien rangé, qu’est-ce que l’université sinon l’aboutissement d’une (jeune) vie passée sur les bancs d’école à se rapprocher tranquillement, au fil des diplômes des uns et des décrochages des autres, du siège du maître? Qu’est-ce qu’un bal sinon un cérémoniel venant attester des toutes petites terminaisons physiques et charismatiques d’un individu en harmonie avec des inconnus? Et qu’est-ce qu’une partie de football sinon la fuite constante de l’empilée? Harold Lloyd offre un cinéma de force pour transpercer ces instances d'épuration, donnant enfin une logique plus indicielle à l'éternelle structure des courses-poursuites du muet. Ici l’individu individué fait éclater l’enveloppe du costume de soirée et s’échappe littéralement de la masse étouffante; il nous lance sur la piste de trajectoires possibles et crée des moments de bravoure où le collectif échoue à asseoir sa normalité. C'est certes attribuer beaucoup de sens et d'impact au travelling captant la course nerveuse d'un petit gaillard affolé, mais c'est précisément dans cet élégant désespoir que Lloyd affirme toute sa singularité.