DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Let the Right One In (2008)
Tomas Alfredson

À l'école du sang

Par Mathieu Li-Goyette
Chute de neige disparate sur fond noir suivie du plan d’un jeune garçon blême, à moitié nu, affichant un regard candide face à l’arrivée de ses nouveaux voisins. L’introduction de Let the Right One In se veut mystérieuse, poétique avant tout et hommage à une ère de glaciation gothique, image peu commune à son pays d’origine: la Suède. Bien que le commentaire ait déjà été lancé à l’intérieur de ses frontières, je crois bon de répéter que le quatrième film de Tomas Alfredson est sans aucun doute le meilleur film de vampires (bien qu’il n’en soit pas exactement un) de la décennie. Je rajouterais depuis bien avant le Bram Stoker’s Dracula de Coppola (1992). Méticuleusement élaborée autour d'échos lointains à Roméo et Juliette (entre autres) et adaptée du best-seller du même nom (l'écrivaine devenant scénariste), la volonté du cinéaste à nous faire part d’un récit sombre sur la peur de la créature des Carpates s’entrechoque avec le récit initiatique d’un jeune pré-adolescent privé de repères familiaux, d’attaches concrètes à sa vie de lunatique. De l'éclat de ces antipodes ressort un tout alchimique déjà supérieur à la carrière téméraire de Tim Burton.

C’est depuis le tournant du XXe siècle que la figure du vampire s’est popularisée, gagnant à chaque retour au grand écran quelques nouvelles armes et faiblesses. Des premiers pas de Nosferatu en allant jusqu’à Blade et Underworld, la progéniture de Vlad Dracul se voit ici renvoyée à l’état mystique de ses premiers charmes: la terreur du Murnau, la grâce d’un Feuillade. La jeune vampire s’exécute en ignorant les conventions de pacotille d’une mythologie populaire pour devenir terrifiante au niveau le plus primitif de la pensée. Finis les gousses d’ail, les crucifix et le docteur Van Helsing ; le mort-vivant est une créature innommable qui ne se définit jamais elle-même, qui ne cache jamais son innocence fatale derrière la logistique d’un code de bataille pré-établi par une légion de films précédents. Létales, simples et dénuées d’une volonté de spectaculaire, les apparitions de celle-ci sont rares, froides et mesquines pour sa part, et sans jamais de panique venant de ses cibles endormies. Et pourtant, le monstre de Let the Right One In est bien incarné par une jeune fille de douze ans.

Un bloc appartement plus loin, Oskar vit chez sa mère. Celle-ci est insouciante et ne voit en son fils qu’une image de son ex-mari alcoolique et reclus. Quand il fait face à ses agresseurs (camarades d'école), il est trop doux, trop timide pour pouvoir se défendre des autres pas plus grands que lui. À côté de sa résidence se cachent Eli et son père habitant un petit logement dont ce dernier est le seul à sortir lorsque la nuit s’annonce assez sombre pour la récolte sanguinaire préparée en donation pour sa propre fille. Pendant les emplettes du parternel, cette dernière se liera alors rapidement d'amitié avec Oskar; lui n’ayant personne d’autre vers qui se tourner, elle y voyant le premier humain à ne pas la répugner. Amour impossible, mais aussi amitié impossible, Let the Right One In montre cette escalade unique chez les deux enfants jusqu’au point où ils s’uniront par un pacte de sang ad vitam eternam. Il s'agit d'une opposition symétrique entre la bonté originelle de l’homme et ses propres démons qui se renverse lorsqu’on découvre qu’Oskar vit continuellement sous la pression d’une éruption de violence causée par son passé. Inversement à Eli qui, elle, ne veut plus causer le mal, celui-ci étant la raison de son isolement. (« C’est bien parce que tu ne peux pas, puisque tu voudrais bien te venger, tandis que moi, je suis violente parce que je n’en ai pas le choix »). Le crédit principal du film vient ensuite lorsque cet apprentissage de la violence passe par plusieurs leçons de vie pratiques. La scène où Oskar fait souffrir sa petite amie par ignorance des conséquences, par exemple, s'avère très représentative de l’ensemble (jeu de puissance de la part du jeune garçon, Eli décide de rentrer sans autorisation verbale chez lui à sa demande). La voyant souffrir ainsi dans une image forte et troublante où du sang s’écoule de tous ses orifices, Oskar hurle son invitation et s’excuse à la manière d’un enfant qui aurait infligé trop de douleurà son nouveau jouet. C’est donc par sa confrontation à un univers sordide et à une violence indispensable à la survie que la mélancolie du jeune homme devient le guide de bien plus qu’une réflexion sur la nécessité de la violence.

Violence qui deviendra de plus en plus troublante, c’est elle qui finit par retomber sur le destin de notre héros sous forme de vengeance. Cet anodin trio de « bullies » du quartier ne forme, après tout, qu’un groupe de jeunes délinquants conventionnel. Ils sont d’éternels enfants en quête de respect chez qui c’est le statut qui compte avant tout ; la manière de l’acquérir, elle, passe de la violence physique à la simple intimidation, contrairement à Oskar qui lui, pressent une véritable rage bouillir en lui, prête à déferler sur autrui. Sorte de mise en creux des influences de l’imaginaire (aussi ludique que fantasmagorique) auprès de la jeunesse, Let the Right One In se révèle d’une intelligence singulière face aux comportements impulsifs de l’enfance. Présenté de manière bien moins aride que les traditionnels récits de passage à l’âge adulte, le film a ici l’avantage peu commun de s’adresser strictement à un public mature. À raison de plusieurs scènes graphiques, de suggestions morbides et d’atmosphères angoissantes, le cinéaste nous dévoile les subtilités de sa fantaisie pathologique, tout en y incluant assez d’humour pour ne jamais perdre de vue l’objectif désiré. Cette destination au cœur du dilemme cache, malgré tout, le flou d’un nombre minime de scènes tapageuses et extérieures à la diégèse initialement établie. Ces moments où des inconnus papotent dans un bistro avant d’être attaqués, l’attachement provoqué face à des personnages anodins et puis l’importance malencontreusement diminuée du père d’Oskar (pourtant son seul modèle avant la venue d’Eli) conduisent à penser que certains choix du scénario laissent errer un sérieux air de doute sur le maintien du tempo de l’œuvre. Cependant, davantage un choix d'ampleur et d'éparpillement qu'un défaut notoire, il faut aussi se rappeler qu’ici, la mise en perspective de la part du monde des adultes se voit un incontournable pour la vraisemblance du récit et ce, surtout lorsqu’on prend compte de la transposition de ceux-ci en chasseurs de vampires des temps modernes.

Grand canular du film de genre, Let the Right One In est servi sous la forme d’une mise en scène de la contemplation qui, en outre, est systématique dans le choix des déplacements froids qui apporte une progression stricte sans jamais découper l’action. Glaciale et distante, la réalisation ne se permet de gros plans déchirés que sur les regards nébuleux et éloquents des charmants jeunes acteurs; ce qui nous rapproche des yeux (et quels yeux!) nous rapproche finalement du cœur malgré l’horreur. Faute de quoi, l’intégralité est toujours posée et grandement inspirée de ses prédécesseurs scandinaves du romantisme pictural (voir Friedrich) et littéraire (Goethe), auprès desquels Tomas Alfredson tente dignement de s’inscrire. Longue méditation sur la prise de responsabilités et des possibilités du pouvoir qui nous sont accordées en vieillissant, il n’est toutefois pas, on l’aura saisi, universel. Élans dramatiques chargés et relations infantiles à faire pleurer, ce que propose Alfredson est à prendre ou à laisser, selon notre bon goût du rationnel. Aspirant à plus qu’un rêve d’enfant enfin réalisé, Let the Right One In provoquera manifestement l'admiration auprès de ceux qui n’auront jamais cessé de croire à l’expérience d’une cohabitation entre amour sincère et pédagogie de la sauvagerie.
9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 16 juillet 2008.