Certains cinéastes développent avec le temps des esthétiques si singulières qu’ils finissent par y être associés de manière irrévocable, à un point tel qu’il peut s’avérer dépaysant pour le cinéphile de retourner vers leurs premières œuvres et de redécouvrir ce regard familier qui prenait alors vie autrement. Ainsi d’
Emir Kusturica, de son cirque animalier, de ses exubérances de mise en scène, sa musique de fanfare, son lyrisme et sa générosité, qui définissent son cinéma depuis son troisième long métrage,
Le temps des gitans (1988), ou peut-être surtout son suivant,
Underground (1995). Et pourtant, en remontant un peu plus loin en arrière, à
Papa est en voyage d’affaires (1985), un deuxième film aux allures plus sages, aux couleurs plus ternes et à l’atmosphère moins festive par comparaison avec l’œuvre à venir, ce n’est pas un autre cinéaste qui nous accueille, encore moins un cinéaste qui n’aurait pas encore trouvé sa voix (ce serait faire de Kusturica un cliché de lui-même en réduisant son cinéma à une liste de caractéristiques formelles), mais bien le même cinéaste, avec déjà toute sa maîtrise mise au service de sa vision unique.
En effet, dès le titre, tout est là : le point de vue privilégié par le récit y est implicite, celui de l’enfant-narrateur, Malik (
Moreno de Bartolli) de même que la nature mensongère du monde des adultes. Car le papa en question, Meša (
Miki Manojlović), n’est pas en voyage d’affaires, il a plutôt été condamné à des travaux forcés parce qu’il a dit un mot de trop sur une caricature de Staline, ou peut-être surtout parce que son beau-frère, qui travaille pour le gouvernement communiste de Tito (nous sommes au début des années 50, en Yougoslavie), est amoureux de la maîtresse de Meša, et qu’il profite de cette parole échappée pour écarter son rival. Ce sera donc le récit de cet enfant, de son regard naïf qui rencontre ce monde égoïste, déloyal et corrompu des adultes, un peu comme les personnages d’
Underground découvrent l’énormité du mensonge qui les a gardés sous terre pendant la moitié d’un siècle. Mais il n’y a pas de simple opposition chez Kusturica, entre la beauté d’un regard innocent et la laideur du monde par exemple, il faut plutôt réunir les deux, voir la laideur tout en conservant son innocence (un peu comme dans ses films suivants la magie peut s’insérer au quotidien avec le plus grand naturel).
Sans cette union, le rapport au monde est faussé, soit, du côté de la laideur, parce que les adultes (les hommes en particulier) finissent par être si embourbés dans leurs propres mesquineries qu’ils ne font que tourner en rond, condamnés à répéter l’Histoire; soit, du côté de l’innocence, parce qu’il y a un danger de traverser cette Histoire en somnambule, comme Malik par moments, ou comme les hommes vivant dans le souterrain d’
Underground, ignorant ce qui se déroule au-dessus de leurs têtes. D’ailleurs, le somnambulisme de Malik est déclenché par des traumatismes, le départ du père ou le découvrir avec une autre femme : après avoir trop vu il faut protéger sa vision, avancer à l’aveugle par peur de voir à nouveau ce monde terrifiant. Mais dans ses crises de somnambulisme, Malik risque sa vie, inconscient qu’il est des espaces périlleux qu’il traverse, alors qu’au contraire, lorsqu’éveillé il est le seul de sa famille à voir les agissements parfois ignobles de son père, notamment dans la dernière scène (quoique la mère s’en doute). Il faut donc trouver le bon équilibre, le regard juste, pour enfin réussir à avancer les yeux grands ouverts, toujours émerveillés malgré la noirceur. C’est sur quoi aboutit
Papa…, une dernière image poétique pour conclure un récit à la facture plutôt réaliste : Malik marche en lévitant, comme si Kusturica espérait que son personnage conserve son regard d’enfant, ce qui lui permettrait de s’élever au-dessus des adultes.
Image de transcendance s’il en est une, elle n’est pas sans ironie, dans la mesure qu’il s’agit avant tout d’un idéal qui n’a jamais été atteint (l’image d’ailleurs est ambiguë puisque Malik y marche toujours en somnambule). Le ton rappelle à bien des égards le
Milos Forman des débuts, avec ce rire franc qui ne manque pas d’amertume, et cette ironie traduisant dans le cas présent un décalage : une nostalgie habite le cinéaste, un amour envers un pays ou plutôt envers le projet d’une Yougoslavie unie, mais ce sentiment se voit toujours contrebalancé par la conscience affligée de ce qu’a été réellement ce pays. Et ce projet, qui cherchait à unir les contraires, à rassembler une foule de minorités pour constituer une nation unique, c’est celui que Kusturica reprend dans sa mise en scène, par son collage d’éléments hétérogènes, par sa façon d’entremêler dans une même scène divers motifs (dans
Papa…, la scène de la circoncision est aussi celle du départ du père, le cri de douleur de Malik exprimant ces deux chocs à la fois), ou par sa tentative de contenir dans le cadre cinématographique la folie de ses personnages aux querelles incessantes pour ainsi les faire tenir ensemble malgré tout. Comme la famille dans
Papa… : il y a une part d’hypocrisie dans leurs célébrations publiques joyeuses (le mariage en plein air à la fin) puisqu’en même temps il se déroule en coulisses des actes ignobles (dans la même scène, un viol dans un sous-sol), mais malgré ces différends qui divisent la famille, leur désir de vivre ensemble semble sincère. La Yougoslavie s’est effondrée, peut-être n’a-t-elle jamais vraiment existé puisqu’elle était tenue ensemble de force par un régime communiste répressif, mais qu’importe, Kusturica, lui, filme une Yougoslavie qui résiste à tout parce qu’elle est fondée, au lieu de la violence, sur une fraternité humaine. S’il est nostalgique, c’est donc envers une Yougoslavie qui aurait pu exister, celle à laquelle, peut-être, il a rêvé enfant, comme Malik, celle dans laquelle son papa aurait vraiment été en voyage d’affaires, mais ce qui, déjà en 1985, tenait définitivement de la chimère.
Car aucun doute, il ne s’agit que d’un rêve : le dernier plan de
Papa… existe en dehors de la réalité du film, de même que le dernier plan d’
Underground suggère que malgré le démantèlement de la Yougoslavie (à peu près tous les personnages du film sont morts), le rêve, lui, peut continuer à vivre (ils continuent pourtant de fêter à l’écran), même s’il part à la dérive (ils sont sur une île, à la forme du territoire yougoslave, qui s’éloigne sur la mer). Et ce rêve de solidarité ne peut passer que par le regard de l’enfant, les adultes ayant trop côtoyé la Yougoslavie réelle pour réussir à en voir une autre, un rêve qui devient ainsi une forme de résistance face à la violence nationaliste qui éclate dès la mort de Tito en 1980 (et qui n’était que refoulée auparavant). En ce sens, la désillusion de Malik, apprenant que son papa n’est pas en voyage d’affaires et, de surcroît, que ce papa n’est pas le même qu’il voyait par ses yeux d’enfants, devient aussi celle de Kusturica, devant accepter l’échec de sa Yougoslavie (moins un véritable pays d’ailleurs qu’un état d’âme, un appel à la solidarité) – mais point de défaitisme : si Malik est Kusturica, le dernier plan de
Papa… exprime son devoir d’artiste de garder vivant ce rêve, de faire de son cinéma un poème d’espoir fraternel qu’il offre en résistance à un monde dissolu.