DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Safety Last! (1923)
Fred C. Newmeyer et Sam Taylor

Le voile doré

Par Olivier Thibodeau
Bien qu’il repose sur une prémisse surannée, récit classique du campagnard happé par la ville, forcé de trimer dur dans un capharnaüm de tramways débordants et de passants empressés, Safety Last! (1923) constitue pourtant une critique intemporelle du consumérisme insensé qui sous-tend le rêve américain. À ce titre, il triomphe d’ailleurs de pertinence sur d’autres classiques de la comédie tels qu’À nous la liberté (1931) et Modern Times (1936), lesquels promeuvent une vision passéiste d’un capitalisme réduit à l’industrialisation. Source des quiproquos d’usage, la culture des apparences qui motive le protagoniste n’a d’ailleurs rien perdu de sa contemporanéité. À voir les efforts déployés par le pauvre Lloyd afin d’étaler sa fortune imaginaire, dilapidant son maigre pécule pour mieux convaincre sa dulcinée de ses succès financiers, on se croirait déjà à l’époque du crédit, d’autant plus que la bassesse exemplaire des bourgeoises avides de soldes n’a toujours rien perdu de son caractère caricatural.
 
Le film établit d’emblée sa thèse grâce à une séquence humoristique d’une rare intelligence, étalage de faux-semblants visant à duper le spectateur pour mieux le mettre en garde. On y voit le protagoniste en attente pour « le long, long voyage », prisonnier d’un cadre sombre zébré de barreaux derrière lesquels se dresse un semblant de potence. Un homme en uniforme vient alors à sa rencontre alors que sa famille se presse contre les tiges de métal, évoquant chez nous l’idée d’une exécution prochaine. Or, ce n’est qu’après avoir franchi l’axe que la caméra nous révèle une gare ensoleillée, simple point de transit entre le petit village de Great Bend et la grande ville où le héros souhaite faire fortune. Confrontant la grisaille du premier tableau avec la luminosité du second, transformant soudainement la perspective de la mort en promesse de renouveau, confondant la notion même de début et de fin, l’importance de cette séquence d’ouverture dépasse largement le simple tour de passe-passe, s’avérant plutôt une importante leçon sur la nature mensongère des apparences.
 
Après le spectateur, ce sera en effet au tour de Mme Lloyd d’être dupe de faux-semblants. Restée à la campagne, attendant au foyer que son mari fasse fortune et lui envoie une perche, celle-ci se trouve bientôt ravie par une série de bijoux envoyés par la poste, fruit d’une fortune illusoire que notre pauvre héros entretient à coup de déclarations hyperboliques dans ses lettres quotidiennes. Or, la réalité est tout autre, puisque celui-ci peine à payer pour ces objets extravagants, forcé de donner en gage le phonographe de son ami et de sacrifier de précieux repas pour y arriver. Dans une des scènes-clés du film, on le voit ainsi confiné à un appartement minuscule, contraint de retraiter sous son pardessus afin de se soustraire à la vue de sa propriétaire venue chercher l’argent du loyer. Plutôt que de payer pour son logement, Lloyd préfère donc dilapider son argent en cadeaux somptueux, cachant ainsi sa pauvreté véritable derrière un trop mince voile doré.
 
Dans une scène subséquente, on le voit même s’égarer de son chemin vers la cantine afin d’entrer dans une bijouterie, désireux de se procurer une chaînette à moitié prix pour compléter un bijou récemment envoyé à sa copine. Loin de l’en dissuader, le tenancier de l’endroit, dont les traits hébraïques grossièrement exagérés ne manqueront pas de choquer le spectateur moderne, le convainc plutôt de dépenser l’entièreté de son chèque de paie. Et alors qu’il dépose de grosses piécettes dans les mains du marchand, notre héros soupire en s’imaginant les différents items de son déjeuner disparaître peu à peu. Plus de viande pour son estomac affamé, plus de tarte ou de café, rien que le réconfort illusoire des apparences. Or, cette séquence illustre parfaitement la nature pernicieuse du consumérisme, lequel pousse ses victimes à négliger leur être au profit de simples parures visant à mieux cacher cette négligence. Propagateurs de l’anesthésiante affliction qui les rend si vulnérables, les marchands exploitent ainsi leurs clients sans scrupule, prolongeant ad vitam aeternam une relation de prédation où les gros poissons mangent les petits riens que pour succomber à de plus gros poissons encore.
 
On note d’ailleurs à ce sujet que les petits bourgeois, exploiteurs du labeur de leurs subalternes, se révèlent ici comme les plus bestiaux des consommateurs. On assiste ainsi à une scène magnifique où Lloyd, vendeur au comptoir d’un grand magasin, se trouve assiégé par une marée de mégères gesticulantes, avides de profiter des rabais offerts à l’occasion d’une vente anniversaire. Assailli par une vague déferlante de corps furieux, forcé de protéger hardiment le fort en brandissant le mètre pour ne pas se retrouver acculé contre le mur, celui-ci en perd bientôt son veston, se retrouvant en simple chemise sous l’impulsion incendiaire de la foule. Cet écart au code vestimentaire de l’établissement lui vaut d’ailleurs les réprimandes d’un supérieur qui critique son attitude insouciante face à la clientèle « raffinée » qui lui a si violemment arraché ses atours. Forte d’une puissance iconographique inégalée, cette scène cristallise parfaitement l’incongruité d’un ordre social capitaliste où toute la révérence humaine se trouve réservée à une seule classe fortunée, laquelle est prête à toutes les bassesses pour maintenir les apparences qui la rendent digne de cet honneur.
 
Outre le fait qu’il s’agisse d’une des plus impressionnantes séquences d’action jamais filmées, la scène finale de l’ascension du bâtiment a aussi le mérite de démontrer le caractère suicidaire de l’appât du gain. On y voit Lloyd organiser une périlleuse cascade publicitaire, espérant ainsi obtenir 500 $ de la part d’un patron en panne d’inspiration pour le marketing de son établissement. Forcé d’escalader à mains nues l’imposant bâtiment commercial où il travaille, se retrouvant bientôt suspendu à une horloge au faîte de l’édifice, pendouillant loin au-dessus des rues achalandées du centre-ville, notre héros est prêt à braver la mort pour une poignée de dollars, réduisant ainsi littéralement son existence à la poursuite de l’argent, lequel lui est fourni chichement par un patron qui profite de sa bravoure pour en générer encore plus. Voilà d’ailleurs pourquoi la conclusion du récit nous apparaît si amère. En effet, bien qu’on assiste alors à la réunion tant attendue du couple au sommet de l’édifice, on ne peut s’empêcher de croire que le héros demeure un pion dans les machinations d’un investisseur sans scrupule, confronté à un avenir incertain où il devra sans doute redoubler d’audace pour mieux éclipser son exploit précédent aux yeux des masses avides du sacrifice d’autrui.
 
Classique intemporel de la comédie burlesque, Safety Last met un bémol aux considérations du genre pour la classe ouvrière, refusant de présenter le travailleur comme une simple victime d’un système inhumain, le transformant plutôt en partie intégrante de ce système. Après tout, c’est la superficialité du protagoniste qui le pousse à sa perte, forcé d’additionner les faux-semblants pour mieux vendre sa personne comme un objet prestigieux, laissant ainsi présager non seulement la culture actuelle de l’autopromotion, mais tous les dérapages d’une société qui croit véritablement que l’argent n’a pas d’odeur. Agrémenté pour l’occasion de scènes dantesques de magasinage, le film constitue un véritable artéfact, vestige d’un passé dont l’étude ne manque pas de nous rappeler que plus ça change...
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Critique publiée le 29 avril 2015.
 
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