DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Man Hunt (1941)
Fritz Lang

Chasseur chassé

Par Mathieu Li-Goyette
Se battre nez à nez avec l’Histoire, la confronter dans le même ring, se l’accaparer comme matière à suspense de son propre long-métrage. Alors que Tarantino est allé repiquer le truc à Fritz Lang, c’est au maître allemand que l’on doit la toute première offense au führer allemand (dans la mesure où l’on s’entendra sur la satire apolitique de Chaplin dans son Grand Dictateur : « Charlot ne tue pas son adversaire par le ridicule; dans la mesure où il s’y essaie, il est vrai que le film est manqué; il l’anéantit en recréant en face de lui un dictateur parfait, absolu, nécessaire, à l’égard duquel nous sommes absolument libres de tout engagement historique et psychologique », disait Bazin), le tout premier jeu avec la réalité d’actualité et le spectateur abasourdi par l’impossibilité incombé au cinéma de ne pas se substituer au réel. Dès les premiers plans, Hitler est donc dans la mire du fringant chasseur de profession, le très britannique Alan Thorndike. Dès les plans suivants, méticuleusement, Lang reconstruit geste après geste l’ambiguïté jamais résolue sur laquelle reposera tout Man Hunt; un subterfuge d’intentions où, en profilant le caractère des nations mises en cause et en tendant sur un mince fil la fin de la guerre, ou plutôt la non-existence de celle-ci (nous sommes à quelques mois de l’invasion de la Pologne), le scénariste Dudley Nichols (fidèle collaborateur de Ford qui devait d’abord réaliser le film) viendra signer un véritable manifeste à l’encontre du pouvoir nazi… et à l’indécision des États-Unis à prendre part au conflit.

Car écrit en 1940, tourné en mars 1941 (tournage et postproduction en à peine trois mois, ce qui nous mène à juin 1941, soit à une demi-année de l’attaque sur Pearl Harbor en décembre et l’entrée officielle des Américains dans la Seconde Guerre), Man Hunt est un film à valeur documentaire incroyable. De son temps, ou plutôt essentiel à son époque devrait-on dire, il en va ainsi du troisième film américain de Fritz Lang : Thorndike, capturé par les nazis pendant qu’il se demandait encore s’il devait faire feu – bon chasseur traquant le plus gros gibier du monde connu, il a l’instinct du compétiteur et non celui de l’assassin – s’échappe d’Allemagne et se retrouve en Angleterre où il sera pourchassé par des espions nazis. L’objet de la fuite : refuser de signer la confession à l’assassinat commandé par l’état-major britannique; sa motivation : ne pas perdre la face, car pour être fier sujet de la royauté, il ne faut jamais cesser d’être gentleman. Adapté d’un roman populaire du temps (Rogue Male de Geoffrey Household), cette histoire de chasseur chassé permettra à Lang de rapidement établir les délimitations de son terrain de jeu favori tout en prouvant à ses détracteurs qu’il est bien capable de s’exécuter à l’intérieur des marges des studios. Revenant ainsi pour la première fois à ses labyrinthes chéris tout au long de sa période allemande (en excluant rapidement le dernier acte du très sous-estimé et inconnu You Only Live Once), celui qui fut dans les souliers mêmes de son héros pris à fuir le pouvoir nazi quelques années plus tôt signe peut-être l’un de ses films les plus politisés.

Sans vergogne, le cinéaste qui avait été désigné par Hitler et Goebbels pour prendre la chefferie de l’industrie cinématographique allemande et qui fuit la nuit même en France (selon sa légende) pour y faire un film, ensuite aux États-Unis pour y poursuivre sa carrière avait là l’occasion de prouver sa haine face au IIIe Reich. De fournir un témoignage expressionniste de sa vision du pouvoir fasciste où les vilains officiers aux visages carrés et aux techniques perverses abondent dans les rues d’un magnifique Londres recréé à même les studios de la 20th Century Fox. Poursuivi par une armée d’espions, c’est jusqu’à sa série du Dr. Mabuse, à son Espions et particulièrement à M le maudit que Man Hunt s’élève comme une magistrale composition de mouvements et d’ombres où chacune sera à la poursuite de l’autre, où la suggestion et le doute deviennent les principaux actants de la peur de Thorndike à se voir cerner. Soupçonnant un vendeur de bijoux allemand, il en oublie celui qui l’attend à l’extérieur, se méfiant des passants louches, il en oublie le gendarme du coin : il y a plus de nazis que de Britanniques dans l’Angleterre de Lang. Une révélation, un endroit où la mise en scène perspicace de son créateur s’engage dans une course folle vers un destin inéluctable rappelant en ce sens une volonté destructrice qui sera essentielle au film noir à venir. Mais plus encore, c’est le désir noir ET blanc de Lang et de son directeur photo Arthur C. Miller (émérite technicien derrière le How Green Was My Valley de Ford) de créer un univers s’inscrivant où la lumière découpe avec précision les zones sombres où peuvent se cacher la plus infime menace et où les nuances de gris sont aussi étrangères aux éclairages en clair-obscur qu’au caractère valeureusement manichéen du scénario. Rarement éclairé, Thorndike n’est jamais à découvert ou s’il l’est, c’est pour se retrouver poursuivi puis restreint aux souterrains de la ville (on se rappelle ceux de Metropolis et de M : des endroits où les fantômes du monde contemporains se matérialisent et disparaissent à la plus grande peur de ceux d’« en haut »).

Sans répit, le trajet du fugitif nous convie à la rencontre d’un impressionnant assemblage d’alliés (bourgeois et banquiers, l’idéaliste et gauchiste qu’est le réalisateur ne manquera pas de nous faire ressentir tout un attirail de préjugés face à ces incompétents conformistes) et l’intérêt amoureux du film en Jerry Stokes (Joan Bennett dans sa première de cinq collaborations avec Lang – un record aux côtés de celui que l’on disait impossible à travailler). Fringante et ravissante à souhait, la jeune couturière aux allures de prostituée s’attachera d’abord au chasseur après l’avoir sauvé d’une situation impossible. Comme à son habitude, le film criminel chez Lang se décline autour d’un amour crée à même le hasard des tensions, un hasard que le cinéaste ne récompensera jamais (ici le couple ne s’embrassera jamais, il n’aura droit qu’à l’un des plus élogieux adieux jamais filmés) : l’amour est interdit, il fait dévier les histoires, les rend trop sensibles aux états d’âme que le protagoniste ne doit pas emprunter sous peine d’attirer avec lui l’être aimé vers la mort.

Bémol à la manie pourtant puisque c’est Stokes en enfant gâtée qui s’évertuera à suivre le fuyant, à partager un sort qu’elle ne pourra plus supporter dès que son amant aura quitté Londres. Entraînée avec lui dans un guet-apens tendu par la narration, c’est un peu la main crochue du metteur en scène qui flotte à travers la brume pour se précipiter de cache en cache, fauchant au passage les malheureux n’ayant trouvé personne pour les raccompagner. Stokes meurt, Thorndike survit parce qu’il est un patriote et qu’il a la force vengeresse pour se prononcer enfin ouvertement contre le pouvoir nazi, parce qu’il est maintenant conscient de la menace hitlérienne. Oeuvre magistrale à la finale discutable (mais ô combien souriante), Man Hunt est somme toute un pinacle du film d’espionnage, précurseur de presque 10 ans au Third Man de Carol Reed. Hautement sympathique démonstration des magouilles politiques et guerrières de son temps, l’oeuvre n’en est pas moins le fruit le plus dangereux, la tentative biaisée de la 20th Century Fox s’exprimant à tort le pacte de neutralité des États-Unis encore en activité (l’enquête qui suit le film sera ajournée par l’entrée officielle des Américains en guerre).

Qui plus est, réalisé par un Allemand dont la femme était nazie, orchestré par une trame musicale aux leitmotivs accrocheurs et au symbolisme facilement efficace (signée Alfred Newman, le compositeur le plus oscarisé du dernier siècle), Man Hunt est une rareté politique du cinéma américain. Dépassant les critères de la simple exécution, c’est de courage qu’il est finalement question. Du courage de filmer, de faire du cinéma une munition de plus à l’arsenal des Alliés. Éparpillé à travers maints genres (l’espionnage, le film noir, l’aventure, la comédie), il s’agit ici de l’un des plus beaux coups de dés d’Hollywood, un film atypique qui pourrait échouer à chaque détour, à chaque dialogue tout juste un peu trop ironique et typé. Mais le pari tient la route, Fritz Lang signe un grand film pour l’Amérique tout en se donnant, à lui aussi et contre sa patrie, la grinçante vengeance qui aura édifié tout son cinéma.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 18 janvier 2010.