DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Four Flies on Grey Velvet (1971)
Dario Argento

La grande farce existentielle du maestro

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Pour bien comprendre Quatre mouches de velours gris, il est essentiel de le situer dans l’œuvre d’Argento – déjà prisonnier après deux longs métrages à succès du genre qu’il a contribué à établir. Ne désirant pas réaliser un autre Oiseau au plumage de cristal, qu’espèrent de leur côté producteurs et spectateurs, Argento cherche le moyen de composer avec ces attentes sans se compromettre artistiquement. Ironiquement, la solution (juste) à ce dilemme tiendra (justement) du compromis : car Quatre mouches de velours gris emprunte au giallo toutes ses marques externes et ses conventions. Au premier niveau, il conclut la « trilogie animale » de manière on ne peut plus logique, respectant les règles établies par ses prédécesseurs et réitérant des motifs familiers. Mais une lecture plus attentive nous révèle que le cinéaste italien faufile entre les mailles de ce système rassurant une ingénieuse et cynique petite comédie existentialiste; il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve au générique le nom iconique de Bud Spencer, dans le rôle d’un « Dieu » atypique dont les apparitions impromptues confirment l’absurdité ambiante. Argento va jusqu’à introduire le personnage par un alléluia chanté, pour souligner un gag qui deviendra récurrent.
 
Une partie du charme considérable de ce film repose d’ailleurs sur cette ribambelle de personnages secondaires colorés, charismatiques, qui semblent s’être échappés d’une comédie burlesque : le « professeur » (Oreste Lionello), par exemple, donne l’impression d’avoir emprunté la plupart de ses tics à Groucho Marx. Même le tueur, affublé d’un grotesque masque de caoutchouc, paraît tout droit sorti d’un fumetti. Quant aux diverses interventions de Dieu, leur caractère particulièrement terre-à-terre ne peut que faire sourire. Les conseils qu’il prodigue au héros n’ont en effet rien de très spirituel : « trouve-toi un détective privé » ou « mange du poisson, c’est bon pour toi », voilà qui de la part d’un divin personnage paraît un brin séculier. Argento pousse l’ironie jusqu’à faire de son Dieu le colporteur désabusé d’un discours plutôt cynique sur la mort : tout le monde doit mourir, c’est une nécessité mercantile.
 
Bien évidemment, confiner Quatre mouches au simple registre de la comédie serait inexact. C’est surtout une œuvre volontairement « différente » et paradoxale dans la filmographie d’Argento : sa comédie et son drame intimiste, son « dernier giallo » (ce ne sera pas le cas) qui devait aussi être le plus audacieux des films de ce genre (Les frissons de l’angoisse le sera encore plus). « I decided to be completely experimental and throw every outrageous idea I had about shooting, colour, music and acting into the mix. Looking back now, I see Four Flies on Grey Velvet in New Wave terms and as the father of Deep Red », confiera-t-il à Alan Jones dans Profondo Argento (2004, p. 37). Au premier coup d’œil, le produit final peut donc paraître déchiré entre les différentes inspirations de son auteur, incohérent de par ses multiples ruptures de ton. Mais Quatre mouches est un petit laboratoire fourmillant d’idées, qui assume parfaitement sa nature expérimentale quitte à délaisser par moments les préoccupations normatives du cinéma narratif classique. En ce sens, le Dario Argento plus audacieux de Suspiria et d’Inferno semble déjà en gestation à même les idiosyncrasies de ce film, qui fort heureusement n’est pas qu’une simple œuvre de transition.
 
La séquence d’ouverture est à plusieurs égards parfaitement représentative des multiples petits jeux auxquels se livre ici Argento. Un groupe rock au sein duquel le héros du film Robert (Michael Brandon) joue de la batterie répète en studio une pièce qui servira de trame sonore à la séquence. Le cadrage, qui limite le champ à l’instrument, ne nous permet pas encore de contextualiser les images que nous voyons. Le cinéaste utilise par conséquent cette ambiguïté pour opérer un glissement invisible vers une autre scène. Nous nous déplaçons ainsi dans un quelconque magasin de musique, où Robert s’amuse avec quelques tambours : au sein d’un même plan, l’image oscille par un simple balancement de l’objectif entre le réel de la fiction et le « plan de générique » abstrait, alors que la musique assure la fluidité de la transition.
 
Mais, de manière presque imperceptible, cette musique a elle-même changé de nature : elle ne provient plus du réel, mais bien de la bande-son du film, et c’est au moment de cet autre glissement plus subtil que le cinéaste introduit pour la toute première fois un indice narratif tangible. Sans le savoir, Robert vient de mettre le pied dans une double machination : celle qu’orchestre Argento, et celle à laquelle participe la figure mystérieuse l’observant de loin. Le personnage « entre » dans le film, alors que pour sa part la musique ne devient possible que par l’entremise du cinéma. Le cinéma s’impose, de manière presque imperceptible mais inévitable, dans son existence.
 
Au niveau strictement esthétique, l’auteur du Chat à neuf queues affiche dès les premières minutes de ce troisième film son affection légendaire pour les cadrages atypiques : un drôle de plan employant un cache est en fait un plan subjectif plaçant le spectateur à l’intérieur d’une guitare, comme nous le révèle une mise au foyer qui tient clairement du clin d’œil humoristique. Puis, le clin d’œil devient auto-référentiel : Argento introduit dans la danse un moustique qui semble renvoyer à celui qui venait déranger Jack Elam dans la première séquence d’Il était une fois dans l’Ouest, première apparition au générique d’un Argento alors scénariste. L’insecte se pose entre les deux cymbales du hi-hat de Brandon, qui attend le bon moment, dans la chanson, pour abattre l’insecte pris au piège. Mais, dans les faits, c’est le musicien qui est pris au piège — et si la tension s’estompe temporairement, avec la fin de la pièce, elle reprendra de plus belle lorsque Robert décide de suivre l’homme qui le talonne jusqu’à un vieil opéra, où il le poignarde accidentellement sous l’œil d’un témoin qui photographie le crime.
 
D’emblée, voilà donc une première digression notable par rapport au modèle canonique du genre : cette inversion des rôles, qui tient de la déviation, par laquelle le traditionnel témoin devient l’assassin et « l’assassin » (cet épisode, on l’apprendra plus tard, n’était qu’une mise en scène) sera notre enquêteur. Mais ce qui, vraiment, distingue Quatre mouches de velours gris des gialli précédents d’Argento, c’est que ce souci humoristique qui l’anime transforme des revirements dramatiques en chutes comiques. Le détective privé qu’incarne Jean-Pierre Marielle, qui n’a jamais résolu une enquête en trois ans de carrière, est tué par le premier coupable dont il découvre l’identité : comme si la solution de l’énigme était la mort elle-même. Au bout de tout, semble nous dire Argento, c’est la grande faucheuse qui attend, impassible. C’est elle, la réponse au « grand mystère » de la vie.
 
Si l’on peut se permettre cette interprétation, ce n’est pas simplement parce que le cinéaste va nous refaire le coup plus explicitement encore dans Inferno; c’est que, dans l’ensemble, Quatre mouches de velours gris multiplie les pistes de lectures de ce genre jusqu’à ce qu’il soit difficile de nier la présence d’un tel sous-texte existentialiste. Quant à la finale étrangement poétique du film, cet accident de voiture filmé au ralenti, mouvement décomposé perdant toute logique pour devenir stricte sensation tragique, il traduit bien l’espèce de mélancolie sous-jacente que peine à voiler l’humour cabotin de l’ensemble. Quatre mouches de velours gris regorge de ces contradictions fascinantes qui, à défaut d’en faire l’œuvre la plus aboutie du maestro, font de ce giallo l’un des plus personnels et attachants qu’il a réalisé.
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Critique publiée le 13 février 2015.