Célébration patriotique pro-intervention en Irak, que cet
American Sniper, ou portrait distancié d’un soldat à l’esprit trop obtus? «
Keep it simple » répondrait
Clint Eastwood, à l’instar du cinéaste qu’il interprétait dans
White Hunter, Black Heart, « retire tous ces sous textes encombrants ». Cette directive, adressée alors à un scénariste, s’applique aussi bien au cinéma d’Eastwood lui-même : comme il l’a dit souvent en entrevue, ses films cherchent avant tout à raconter de bonnes histoires, et si ces histoires parlent, elles doivent le faire par elles-mêmes, de manière économe, simple. Cette bonne histoire, dans
American Sniper, est la même qu’il a déjà raconté souvent, celle d’un homme s’enfonçant dans une quête personnelle plus ou moins rationnelle, un devoir qu’il se donne à accomplir peu importe les conséquences sur sa vie familiale. Fidèle à lui-même, Eastwood en reste au plus simple, au récit de Chris Kyle (Bradley Cooper), sans s’encombrer de sous textes politiques sur les enjeux de la guerre en Irak – ce qui explique la démarche du cinéaste, mais n’assure pas qu’elle soit appropriée.
American Sniper reprend ainsi à peu près le projet de
Dirty Harry, le premier de la série (réalisé par
Don Siegel), qui cherchait à définir ce que pourrait être un cowboy en 1971, Eastwood transposant cette question à l’Amérique post-11 septembre en faisant de Kyle une figure moderne du cowboy qu’Eastwood a incarnée longtemps, un homme qui cherche sa place dans une société qui n’a plus besoin de cowboys. Kyle s’engage dans les SEAL quand il voit à la télévision les attaques sur des ambassades américaines en Afrique en 1998, pensant ainsi pouvoir protéger son pays : de cowboy désœuvré, condamné à se donner en spectacle de rodéo, il trouve enfin l’occasion de devenir le vrai cowboy qu’il est, un tireur d’élite, le plus meurtrier (le plus efficace diraient d’autres) de l’histoire militaire américaine, avec 160 tirs mortels confirmés.
Mais Kyle est un cowboy aussi et surtout parce qu’il remplit le rôle que celui-ci a toujours tenu dans la mythologie américaine, celui de l’
outsider qui use de la violence nécessaire au maintien de la communauté – du moins, c’est ainsi que Kyle se voit, c’est ainsi que son père lui a appris son rôle (celui du chien qui protège les moutons des loups), et c’est ainsi qu’Eastwood le filme (par exemple en reprenant le célèbre contrejour final de
The Searchers de
John Ford, marquant la nécessaire exclusion du héros de la société qu’il veut protéger). Avec ses Sauvages (les Irakiens sont désignés ainsi par les soldats), son duel final entre un bon et un mauvais cowboy (deux tireurs d’élite dont les actions sont mises en parallèle), son terrain à conquérir pour les bienfaits de la civilisation (le désert du Moyen-Orient remplace celui de l’Ouest),
American Sniper est un western bien avant d’être un film de guerre.
Voilà d’ailleurs pourquoi le film ne mentionne ni les nombreuses affabulations du Kyle réel ni ses propos plus extrémistes, préférant brosser un portrait plus véritablement héroïque du personnage : Eastwood ne s’intéresse pas à la fiction que Kyle s’est inventée, mais à celle qu’il est devenu aux yeux des autres, pour ses frères d’armes en particulier, qui le surnomment la Légende, rassurés qu’ils sont par sa présence protectrice. «
Print the legend », disait Ford dans
The Man Who Shot Liberty Valance : Eastwood comme Ford croient à cette importance d’imprimer la légende, tous les deux révélant ce qu’il y a sous la légende sans pour autant la dénigrer afin d’y préférer la « vérité » (vérité qui serait celle du film et non celle de la réalité). L’Amérique a recours au cowboy encore aujourd’hui, alors pour son pays Kyle doit devenir cette Légende, répandant la mort au nom d’une idée de l’Amérique. Et comme Kyle croit sans douter à la justesse de la guerre en Irak, comme il est à peine remis en question explicitement par les personnages secondaires, Eastwood semble par moment épouser son point de vue en faisant bel et bien de Kyle un néo-cowboy pouvant redonner foi à l’Amérique en ces temps troubles.
En même temps, le film distille un certain sentiment de futilité, entre autres par l’alternance entre les scènes en Irak et les nombreux retours au pays, l’action, la guerre, étant constamment interrompues par ces moments de retrouvailles familiales. Les scènes de combat procèdent selon une logique d’action-réaction qui ne laisse aucune place à la réflexion (il faut agir, il faut se venger), mais cette causalité paraît absurde dès que Kyle revient en sol américain, dès qu’elle est mise en suspens : comme sa femme (Sienna Miller) le lui demande, qui croit-il protéger en allant se battre là-bas alors que sa famille est ici? En effet, il n’est jamais très clair quelle idée de l’Amérique il pourrait défendre en Irak ni si cette légende du cowboy est encore vraiment nécessaire : l’Amérique continue de requérir des cowboys, mais ceux-ci sont-ils toujours utiles aujourd’hui?
Le film demeure flou sur ce point, oscillant bizarrement entre deux points de vue (le patriotisme du cowboy et la guerre menée en vain), ou plutôt, ils sont tous deux en tout temps également possibles, à un point tel qu’il faut se rappeler qui filme pour décider comment trancher. Peut-être, alors, que ce choix d’interprétation dépend de quel Eastwood le spectateur se souvient : le Dirty Harry des débuts, le justicier violent, voire celui qui en 2012 adressait une allocution surréaliste à une chaise vide durant un congrès républicain, ou le cinéaste qui prêche la futilité de la violence depuis trente ans (à partir d’
Unforgiven en particulier), et la beauté du pardon depuis une bonne décennie (entre autres dans
Invictus). Mais les eastwoodphiles diraient plutôt qu’il ne faut pas choisir, qu’il faut penser l’œuvre du maître comme un Tout dont on ne peut isoler les parties, chacun de ses rôles et de ses films étant un passage nécessaire dans un parcours éthique sans point d’arrivée.
Et
American Sniper démontre bien cette continuité dans l’œuvre d’Eastwood puisqu’il y donne l’impression de filmer Kyle comme s’il s’agissait de son passé cinématographique, comme s’il nous montrait Dirty Harry ou l’Homme sans Nom depuis sa perspective présente, son respect envers ce qu’il a déjà été ne l’empêchant pas de garder une distance lucide permise par ce regard rétrospectif : Kyle serait bien un cowboy comme l’Homme sans Nom, ou comme Dirty Harry l’était à sa façon, mais Eastwood voit aussi au-delà de la légende, ou plutôt en dessous, c’est-à-dire l’homme qui finit par disparaître derrière celle-ci, broyé par ce devenir-cowboy. La première scène d’
American Sniper plonge illico Kyle dans le dilemme éthique qu’Eastwood travaille dans presque tous ses films (qu’il y soit acteur, cinéaste ou les deux) depuis la fin des années 80, celui d’un personnage devant décider s’il faut tuer ou laisser vivre (qu’on pense à la peine de mort dans
Changeling, l’euthanasie dans
Million Dollar Baby, la vengeance dans
Mystic River ou
Unforgiven, le sacrifice dans
White Hunter, Black Heart,
In the Line of Fire,
Space Cowboys,
Gran Torino, etc.) Nous sommes la somme des choix que nous faisons, disait le personnage de Meryl Streep dans
The Bridges of Madison County : en ce sens, Kyle serait la somme (entre autres) des personnes qu’il a laissées vivre ou mourir, une somme pour le moins lourde à porter, qui ne peut que briser un homme, d’autant plus que pour Eastwood ni un individu ni l’appareillage de la justice ne possèdent ce droit de juger un autre homme (il croit plutôt à une sorte de justice cosmique, divine, voir à ce sujet
Midnight in the Garden of Good and Evil). Kyle est donc la Légende quand les hommes qu’il abat ne sont qu’une statistique, quand le dilemme est évacué, mais il ne l’est pas dans la mise en scène lorsqu’elle le montre hésitant dans son jugement, ou par l’émouvante interprétation de Cooper, qui sait bien rendre ce lent et subtil processus de dégradation d’un homme, la star réussissant ainsi à être à la fois la Légende eastwoodienne des premiers temps et l’homme défait qui s’est peu à peu révélé derrière elle (d’ailleurs, Eastwood a dit avoir trouvé chez Cooper un reflet de lui-même
à plusieurs moments de sa carrière). L’Amérique contemporaine a-t-elle besoin de cowboys, donc : peut-être, mais Eastwood semble surtout être désolé par le destin de Kyle, un homme qui a disparu derrière une légende qui a malheureusement été gaspillée dans une guerre inutile. Si l’Amérique aime encore ses cowboys, elle ne sait plus quoi en faire (ce qui, au fond, est le même propos qu’il tenait dans les années 80 avec
Honkytonk Man et
Bronco Billy).
Pour les eastwoodphiles (on aura compris que j’en suis), cette part d’autoréflexivité ne peut qu’émouvoir, mais le paragraphe précédent, avec son abondance de références aux films de l’auteur, marque bien la limite d’
American Sniper : pour la première fois dans son œuvre, l’histoire que veut raconter Eastwood n’est pas autosuffisante, il faut la lire à travers le prisme de l’auteur, par comparaison avec ses films passés. Il aurait peut-être fallu, cette fois, s’encombrer de quelques sous textes, c’est-à-dire que la bonne histoire que voulait raconter Eastwood, une histoire avec laquelle il a sans doute beaucoup d’affinités, invite facilement une lecture problématique (entre autres que l’intervention en Irak était justifiée), le film ne faisant pratiquement rien pour l’éviter (le point de vue, en particulier, s’avère trop limité, les Irakiens étant pour l’essentiel réduits aux Sauvages que les soldats américains voient en eux). Alors malgré la fascination qu’exerce cet
American Sniper singulier, condensant l’œuvre eastwoodienne en une figure complexe, force est d’admettre qu’il y a là, quelque part, un échec, que nous sommes loin de ses grands chefs-d’œuvre, qui s’enrichissent de la connaissance de l’ensemble de l’œuvre sans en dépendre. Après tout, la plus grande force du cinéma classique, et donc du cinéma d’Eastwood, a toujours été sa lisibilité, ses images d’autant plus expressives que les plus grandes idées y surgissent avec une limpidité foudroyante.