DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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12 (2007)
Nikita Mikhalkov

Une nation en colère

Par Louis Filiatrault
Les remakes n'ont pas la cote. On préfère déjà les « adaptations », terme moins connoté laissant présager un certain remaniement du canevas initial, le plus souvent dans une optique d'actualisation. Mais n'y a-t-il pas là aussi un leurre, une manière commode de s'approprier l'invention des autres pour la plier à ses propres intérêts? Autant bien se demander pourquoi raconter des histoires en premier lieu, ce qui s'avère certainement au-delà de notre portée. Mais s'il évite de se pencher directement sur la question ou simplement de poser de grands défis intellectuels, force est d'admettre que le présent 12 se prête particulièrement bien à une réflexion sur la pulsion narrative que chacun porte en soi. Modernisation « à la Russe » d'une trame rendue célèbre en 1957 par le 12 Angry Men de Sidney Lumet, le film s'avère assurément curieux sur le plan de son énoncé culturel, mais peut-être encore davantage pour sa mise en forme l'érigeant comme accomplissement fort d'un cinéma essentiellement verbal. Bouillonnant de tensions en tous genres, on en retient moins les détails et ajustements spécifiques à sa nation qu'une impression de grandeur généralisée, au détriment occasionnel d'une véritable analyse de société.

La prémisse est donc bien connue : tenus de livrer un verdict unanime concernant un cas d'homicide, douze honnêtes citoyens sont mis à l'écart pour délibérer. En apparence toute simple, l'affaire se complique lorsque l'un des jurés ose partager ses réticences à l'idée d'une condamnation hâtive et entreprend de plonger ses pairs dans le doute. Entendu comme une démonstration des vertus de l'idéal démocratique, le texte original de Reginald Rose était déjà porteur de grande sagesse il y a une moitié de siècle, et Nikita Mikhalkov a le mérite d'en préserver l'intégrité. Mais réitérer un discours éclairé ne suffit pas à le rendre de nouveau pertinent, et c'est pourquoi on se réjouit de voir ici le crime somme toute assez banal s'enrichir d'une judicieuse dimension ethnique, ouvrant l'échange sur une dénonciation du comportement de l'ex-Union Soviétique envers ses voisins tchétchènes au cours des dernières décennies. Souligné d'emblée par un montage onirique, puis renouvelé tout au long du film à travers les souvenirs de l'inculpé, l'exposé des injustices militaires se révèle sans aucun doute percutant, mais demeure esquissé à traits épais, l'imagerie luxueuse n'évitant pas son lot d'icônes superficielles et d'effets surannés. Néanmoins, la véritable force de 12 sera de tourner à son avantage la grossièreté de certains choix esthétiques en les intégrant au souffle impressionnant de sa conduite.

L'épanouissement s'amorce à même les proportions du lieu de réunion : de l'étroit cagibi de la version américaine, on passe à un gymnase d'école en décrépitude partielle. Conscient des possibilités de ce nouveau décor, Mikhalkov laisse aux douze jurés l'occasion de vaquer à des occupations plus ou moins aléatoires, qu'il s'agisse de jouer du piano ou d'inspecter l'ingénierie. Ainsi, les caractères des convives sont-ils sommairement esquissés avant même de les réunir autour de la table, dans un calme que l'on devine précaire. S'ensuit alors une séquence où l'inconfort des tribuns se fait tangible : au même titre que les personnages incrédules ou tout simplement hostiles, s'évertuant à la recherche d'un terrain d'entente, le film peine à se trouver un rythme de croisière, à éradiquer les redondances qui empêchent le discours de progresser (mais qui en font irrévocablement partie). L'un des grands plaisirs du film sera donc d'assister au bris d'un équilibre déjà fragile, à un nouvel éparpillement physique et à des variations toujours plus inventives dans l'argumentation des intervenants, ceux-ci embrassant leurs pleines capacités d'expression. Moins concis que l'opus de Lumet, 12 s'avère néanmoins plus grandiose et ouvertement théâtral, au point d'en oblitérer carrément le souvenir.

L'éventail des sujets est élargi au même titre que l'espace, allant jusqu'à donner à 12 des airs d'état des lieux de la Russie contemporaine. Procédant plus par accumulation que par approfondissement, le scénario de Mikhalkov, Aleksandr Novototsky et Vladimir Moiseyenko examine de biais la persistance du racisme ordinaire, de l'arrivisme postcommuniste et de la couardise des prétendues élites, entre autres questions de société. Plus souvent qu'autrement, les protagonistes se révèlent par des monologues sans lien particulier avec l'enquête en cours : les récits du scientifique sauvé de l'oubli par la compassion d'une étrangère, de l'obèse grincheux baragouinant l'origine de son mépris des races inférieures, ou encore du père violent marqué de cicatrices profondes s'inscrivent donc telles des parenthèses dans le grand procès. Les observations de l'humoriste amer et les résurgences caucasiennes du chirurgien, quant à elles, procurent au film certaines de ses plus fortes échappées. Mais ce qui aurait pu échouer spectaculairement à former une tapisserie cohérente prend miraculeusement sens dans les interactions du groupe. Tantôt sereines et tempérées, tantôt glorieusement bouffonnes, les interventions des membres sont avant tout prétexte à susciter les réactions, à s'imposer comme voix légitime; l'orgueil et la verve y sont en jeu au moins autant que les questions de vie ou de mort. Le tout culmine sur une séquence ébouriffante, reprise et amplifiée de 12 Angry Men, où la compagnie se « joue » littéralement la scène du crime, emportée par son désir d'élucider le mystère, mais aussi de mettre à l'épreuve sa dynamique interne. Leur enthousiasme est contagieux, tout comme la fureur de leurs dires et les lamentations de l'un ou l'autre sur la dissipation du « caractère russe », de sa précieuse humanité.

Cette passion manifeste, Nikita Mikhalkov l'assortit d'interventions parfois déconcertantes, mais en phase continuelle avec le ton d'ensemble. Toujours motivées par les événements, les variations de couleur et de lumière comptent parmi les plus inspirées, ponctuant subtilement la progression en plus d'accentuer les émotions voulues. S'opposant aux ensembles solennels et aux cadrages plus serrés, quelques intuitions hachées tonifient l'action lorsque nécessaire, tout comme les circulations d'un oiseau, dont l'omniprésence renvoie à la position du spectateur en tant que témoin actif, tenu de propager la nouvelle au reste du monde. Car la grande réussite de 12 est d'appeler constamment un ailleurs : fictionnel par les anecdotes intimes, historique par les visualisations des ravages guerriers, mais aussi un ailleurs se prolongeant dans le présent politique bien réel du citoyen. S'octroyant à même le film le rôle de l'arbitre, Mikhalkov l'acteur prend sur ses épaules la responsabilité d'une ultime nuance aux implications terrifiantes de lucidité, puis renvoie la balle aux dirigeants concernés par l'intégration des réfugiés. Par cet acte discursif courageux, l'homme du peuple derrière des productions nationales importantes telles que Soleil trompeur et Urga montre que les comptes sont loin d'être réglés avec la mère-patrie, mais reconnaît que l'avenir se situe bel et bien hors de son champ d'initiative. Il atténue par le fait même son penchant pour le clinquant et sa grandiloquence vaguement paternaliste, de même que les quelques errances d'un programme dramatique que les interprètes finissent de toute façon par dominer de leur ensorcelante présence. Chargé, prenant et révélateur, 12 est une oeuvre de grande qualité justifiant pleinement sa récupération d'un texte important du XXe siècle.
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Critique publiée le 1er février 2010.