Rares sont les productions cinématographiques à entretenir un rapport réellement pertinent avec les conflits militaires qui leur sont contemporains. En proie aux velléités d’a priori politiques et historiques complexes, elles avancent des synthèses fragiles et réduisent à l’intérieur d’une courte durée des réalités qui résistent pourtant aux raccourcis. On ne s’en passerait pas, mais on ne sait exactement que faire d’elles, débitant un doute à chaque détour puisque tout est bon pour faire pirouetter ces œuvres : l’allégeance politique de la production (comme Megan Ellison et son studio Annapurna), les coulisses du tournage (le témoignage illégal d’un Navy SEAL), l’affiliation médiatique des collaborateurs du projet (Fox News ou Democracy Now!), autant de paramètres anxiogènes qui dépossèdent le film de ses ambitions artistiques.
Tout le cinéma américain produit autour des nombreux foyers de conflit au Moyen-Orient est ainsi problématique et enclin à des points aveugles qui débordent largement de ses caractères filmiques. Et ce défi d’énonciation est au cœur de
Dirty Wars, projet d’abord journalistique (il s’agit de la croisade du reporter indépendant Jeremy Scahill), ensuite littéraire (un best-seller en a été tiré), et cinématographique. Présenté comme le journal de bord d’un journaliste engagé,
Dirty Wars puise dans cette subjectivité avouée d’emblée des mécanismes de suspense, mais aussi une critique médiatique. Alors que
Five Broken Cameras misait sur une expérience personnelle, voire familiale, d’une vie en zone de guerre, le film de Rick Rowley crée un climat de paranoïa autour de la quête d’une vérité.
Grain de sable dans une construction d’engrenages dangereux, Scahill enquête sur les attaques américaines illicites menées dans la région, allant de l’assaut nocturne aux attaques de drones. Chaque fois, divers leviers du pouvoir sont apparents, déployés pour mieux taire la rumeur et brouiller les pistes. Mais Scahill persévère : il multiplie les apparitions publiques, parle à qui veut l’entendre des attentats sournois menés par le gouvernement américain et traverse les lignes ennemies pour recueillir de précieux témoignages sur un officier du Pentagone qui aurait été dépêché pour couvrir la bourde d’un commando aéroporté.
Le film est mené sur le ton de la confidence et Scahill relate son expérience «
home and abroad » avec conviction, opposant aux débilités d’usage des médias américains une démarche humaine et sincère. Aux côtés du journaliste, qui finance depuis des années, disons-le, le média indépendant Democracy Now!, nous assistons à la construction médiatique de l’image militaire des États-Unis; la création d’un entonnoir serré où circule une information bénigne dissimulant des opérations de terrain gardées sous le sceau du secret d’État. Ces attaques nocturnes menées sur des groupes civils soupçonnés de terrorisme et ces autres « mesures préventives » se traduisent, vidéo à l’appui, en drames humains où toute forme de justice semble impossible pour les populations touchées.
Parfois situées des zones de conflit « dûment » gérées par l'armée américaine (l’Afghanistan), ces opérations, révèle Scahill, sont majoritairement menées au Pakistan, au Yémen et en Somalie, des pays souverains où l’intrusion américaine trahit les politiques internationales de non-ingérence. «
The world is a battlefield », dit-il au sujet de ces milliers d’opérations menées par le Joint Special Operations Command (JSOC) depuis 2001, car dans les quatre zones de conflits susmentionnés, il s’agit, selon les données révélées par
Dirty Wars, de
plusieurs attaques nocturnes par jour, toutes menées dans le secret et par le biais des mesures les plus anesthésiantes. En soulignant l’utilisation accrue des drones et l’augmentation de 1000% (toujours depuis 2001) des soldats d’élite de la JSOC mandatés pour mener ces frappes illégales, Schahill et Rowley
dressent le portrait terrifiant d’un nouveau type de guerre où le terrorisme est une tactique qui sied à tous les camps.
En utilisant les codes du genre, Rowley offre une trame narrative digeste et accessible au plus grand nombre, évidant le projet des raccourcis usuels au profit d’une expérience où la subjectivité de la démarche est sans cesse rappelée. Avec une dialectique qui a le beau jeu de reprendre aux médias de masse et à Hollywood ses mécanismes éculés (le misérabilisme, l’empathie envers les enfants, la famille, etc.), le jeu joué par le cinéaste et Scahill combat le feu par le feu et hollywoodianise des figures contestées, particulièrement celle de l’imam Anwar al-Awlaki et de son fils de 16 ans Abdulrahman al-Awlaki, mort deux semaines après le père dans un raid de drones. S’interrogeant sur les informations qui ont pu permettre à l’administration Obama de désigner al-Awlaki comme une menace terroriste d’envergure,
Dirty Wars boucle sa thèse, non sans faire état de la surveillance accrue du gouvernement à l’endroit des journalistes : «
Under President Obama the US justice department has authorised the seizure of the phone records of journalists; they are tracking the meta-data of journalists; they're prosecuting whistleblowers in record numbers under the Espionage Act; there really is a war against journalism», confiait-il en entrevue avec le
Guardian en 2013.
Dirty Wars, malgré sa dialectique populiste et son raisonnement qui pourrait donner raison aux conspirationnistes évertués, rempli la fonction d’un éditorial aux retombées historiques. À la fois ciné-journal et ciné-journalisme, il cherche à vulgariser, à tracer les grandes lignes d’un nouveau type de conflit où les dommages collatéraux sont pansés par l’hypocrisie ambiante et où la peur de l’Autre tend à justifier une escalade infinie des moyens d’action. Il ne s’agit pas d’un grand documentaire comme on l’entend généralement, mais il est de ces films dont le discours est imperméable à la critique d'esthète et dont le propre est moins la finition poétique qu’une redoutable efficacité qu’on ne saurait lui amputer. En ce sens,
Dirty Wars est sans doute l'un des films les plus importants qui ait été produit sur ce monde poreux et méfiant dont tous ont hérité au lendemain du 11 septembre 2001.