DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Midnight Swim, The (2014)
Sarah Adina Smith

20 000 lieues sous le lac

Par Olivier Thibodeau
Drame familial d’une justesse émotionnelle exemplaire, The Midnight Swim s’impose également comme une proposition cinématographique exceptionnelle. Déconstruisant le film de found footage de manière tantôt subtile tantôt extravagante, il parvient ainsi à créer une intrigante méditation sur l’expression de la conscience et, par extension, sur la nature de l’au-delà. Fort d’une photographie somptueuse et poétique ainsi que d’une poignée de performances hautement affectives de la part d’une distribution irréprochable, le film nous ouvre aussi facilement la porte vers l’intimité familiale et psychologique des trois protagonistes que vers les profondeurs inconnues de l’existence, utilisant les fonds marins insondables à la fois comme élément d’horreur et comme élément métaphysique.

Scientifique et activiste passionnée, le Dr Amelia Brooks est particulièrement éprise de Spirit Lake, aux abords du pittoresque cottage qu’elle partagea autrefois avec ses trois filles Annie, June et Isa. Profondément intriguée par la nature mystérieuse de ce majestueux et insondable plan d’eau, elle lui dédia autrefois une attention et un amour qu’elle refusa malheureusement à sa progéniture. Cet amour démesuré causera d’ailleurs sa perte, puisqu’elle finira par disparaître loin sous les flots agités du lac lors d’une dangereuse session de plongée en solitaire, rejoignant ainsi le tombeau sous-marin des sept soeurs de la légende locale. Apprenant tardivement la mort de leur mère, ses trois filles profitent de l’occasion pour se réunir dans la sérénissime demeure familiale, idée de cultiver le souvenir d’une matriarche dont le sort véritable devient de plus en plus nébuleux tout au long du récit. Lentement envoûtées par la surface hypnotique du lac et les nombreuses légendes concernant ses profondeurs, June et ses sœurs entrent ainsi dans un univers éminemment spirituel où l’idée même de conscience devient aussi fluctuante que les flots.

Outre son réalisme émotionnel rigoureux, la caractéristique la plus saillante du film est sa mise à jour « révolutionnaire » du film de found footage. À l’instar du Creep (2014) de Patrick Brice (également présenté à Fantasia cette année), la caméra subjective ne sert pas ici à accentuer le réalisme de l’oeuvre, mais plutôt à exacerber sa nature savamment orchestrée, évoquant ainsi d’aussi nombreux cameramans qu’il existe de réincarnations dans le parcours d’un être en quête d’illumination. Exploitant l’idée du courant de conscience de manière presque littérale, la réalisatrice Sarah Adina Smith accouche ainsi d’une thèse incroyablement touffue mêlant sans effort théologie bouddhiste, psychanalyse et métaphysique. Heureusement pour le spectateur, elle parviendra à étayer celle-ci d’une manière pertinente et ludique, profitant de son affiliation au cinéma de genre pour l’inscrire dans un vernaculaire universel. Questionnant sans cesse l’identité du cameraman diégétique, elle parviendra donc parfaitement à évoquer la pérennité élusive de la conscience tout en atteignant l’objectif plus prosaïque d’accentuer le suspense d’un simple récit d’horreur surnaturel.

Dès les premiers instants du film, on sentira une présence mystérieuse oeuvrant derrière le décor, permettant l’apparition incongrue d’une langoureuse voix off récitant une comptine en langue étrangère, puis exprimant des impressions personnelles immédiates sur une bande sonore en temps réel. On nous libérera donc d’emblée des codes rigides régissant le film de found footage, annonçant un travail en forme libre seyant plus adéquatement à l’expression de la conscience individuelle des différents intervenants. Or, l’idée même de conscience est grandement complexifiée par l’argumentaire théologique de l’oeuvre, lequel présuppose une série de réincarnations menant à la maturation finale de l’âme, ainsi que par la qualité fantastique d’un récit qui multiplie les légendes locales pour mieux asseoir l’étrangeté imperméable des lieux. L’esprit des sept sœurs noyées invoqué candidement par June, Annie et Isa épaissit donc grandement l’atmosphère subtilement anxiogène ici présente, exacerbant la confusion des points de vue propre à l’exercice désincarné de la caméra subjective. Cette dernière se retrouve donc à de nombreux endroits inusités tout au long du récit, sur le capot d’un bateau moteur, au-dessus des trois sœurs lors d’un surprenant numéro musical, seule sur un quai à l’aube, laissant ainsi constamment planer l’idée d’un cameraman mystérieux, peut-être même surnaturel. Cette incertitude identitaire contribuera non seulement à nourrir les lubies thématiques de la réalisatrice, mais également à stimuler l’implication constante du spectateur, qui se trouve sans cesse devant un nouveau puzzle à élucider. Clin d’œil aux nombreuses métaphores nautiques du film, on pourrait donc dire de ce dernier que sa nature profondément réflexive lui permet finalement de surpasser le simple reflet et de plonger au plus profond de celui-ci, transperçant les vaguelettes irisées du très judicieusement nommé Spirit Lake pour mieux découvrir l’ampleur du mystère qui s’y cache.

Œuvrant habilement à décrire la nature de l’au-delà, présupposant ainsi une issue mystique à notre condition humaine, le film inscrit également la survie de l’être dans le simple exercice du souvenir, lequel justifie tout autant la surprenante logique interne du film. À ce titre, l’utilisation de la caméra subjective se révèle comme une simple manifestation du désir de mémoire, outil indispensable pour la confection du film de famille, document impérissable qui résistera, à l’instar de l’âme vagabonde, au passage inexorable du temps. Elle ne constitue donc pas une fin en soit mais un simple élément thématique à inscrire au coeur d’une thèse plus large. En effet, le souvenir n’est pas ici simplement exprimé par la nature de la caméra ni par les nombreuses allusions diégétiques des personnages à leur mère disparue. Elle s’exprime également dans la recherche d’indices qui poussera les trois protagonistes directement sur la trace de leur parent. On les verra donc déterrer une vieille vidéo militante dans laquelle Amelia s’avoue inquiète de l’avenir du lac, apparaissant ainsi dans toute sa passion préservatrice. Encore une fois, le souvenir s’avère intimement lié à l’image. Celle-ci est pourtant mise de côté au profit d’artefacts sous-marins et de documents manuscrits, alors que les trois filles se retrouvent dans le bureau de leur mère, découvrant des vestiges préhistoriques découverts sous les flots, ainsi qu’un intrigant journal de bord, consignation de certaines de ses constatations les plus personnelles. Les trois jeunes femmes commencent dès lors à fouler ses traces, laissant fortement présager la scène de plongée finale et sa transcendante utilisation de la caméra sous-marine.

Aussi profonde et mystérieuse que le lac qu’elle s’efforce de décrire, cette première oeuvre de Sarah Adina Smith s’avère incroyablement accomplie, fruit d’un travail passionné dont chacun des plans exhibe une langueur parfaitement seyante au récit métaphysique transcendant qu’il sous-tend. Éminemment humaine dans sa caractérisation, elle s’avère d’autant plus humaine dans sa dimension ésotérique, offrant gracieusement à une race mortelle la clé de l’immortalité. Et bien qu’on puisse vouloir en faire l’analyse sur de nombreuses pages, tournant et retournant chacune des pertinentes suggestions faites ici par la réalisatrice, on se contentera pour l’instant de vous enjoindre de voir son oeuvre et de prendre part sans crainte à son envoûtante proposition titulaire.
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Critique publiée le 23 septembre 2014.