DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Congress, The (2013)
Ari Folman

La résistance de l’acteur

Par Sylvain Lavallée
Robin Wright dans le rôle de Robin Wright : mais Robin Wright n’a-t-elle pas toujours joué Robin Wright? Pour Ari Folman (Valse avec Bashir), il semblerait que non, Robin Wright est un produit hollywoodien manufacturé sur lequel la principale concernée n’a vraisemblablement aucun contrôle. Comme lui explique son agent (Harvey Keitel) pour la convaincre de vendre son avatar numérique à un producteur (Danny Huston), Wright a toujours été à la merci des cinéastes qui l’ont mise en scène, des publicistes qui l’ont vendue sur la place publique, des rôles qu’on a lui proposés, des pressions de producteur pour demeurer éternellement jeune, d’une image qu’elle n’a pas vraiment choisie, donc, mais qui a plutôt été construite pour alimenter ce démon du divertissement avalant les âmes et recrachant des corps vides, vulgaires pantins adroitement manipulés pour faire sonner haut et fort les caisses du box-office. Quelle différence, alors, si on numérise le corps de l’actrice pour qu’il appartienne enfin à un studio, Miramount, qui pourra ainsi user comme bon lui semble de Robin Wright-la-star?

Mais ce dilemme devant lequel se retrouve Wright a des répercussions bien au-delà de sa propre carrière : puisque l’avènement du numérique transforme les producteurs en démiurges pouvant recréer entièrement une œuvre en postproduction, le matériel du tournage n’étant plus qu’une matière première infiniment malléable, l’acteur est dorénavant la dernière trace visible et (presque) intacte de cette empreinte du réel caractéristique de la pellicule, le dernier refuge, donc, de notre croyance (ces décors n’étaient peut-être qu’écrans verts au tournage, je ne peux plus le savoir, mais l’acteur, lui, s’est retrouvé un jour ou l’autre devant l’œil d’une caméra). Certes, cette ultime résistance s’effrite de plus en plus, mais elle ne sombrera pas tant que l’acteur demeurera maître de son corps, tant que sa liberté demeurera visible à l’écran – c’est-à-dire, tant que Wright refusera d’être numérisée.

En acceptant l’offre de son producteur, c’est donc carrément la mort du cinéma que l’actrice signe, ce dont elle sera effectivement témoin vingt ans plus tard, alors qu’elle se rend à un Congrès de Futurologie pour y assister à la mise en marché d’une nouvelle forme de divertissement, une drogue permettant à son usager de devenir la star à laquelle il a toujours rêvé. Ce délire narcissique s’amplifie quelques années plus tard quand une nouvelle drogue, le free choice, offre la possibilité de vivre dans une sorte de réalité parallèle rêvée par les usagers : adieu le cinéma comme révélateur du réel, l’art permettant de voir le monde autrement, par les yeux de l’artiste, dans ce futur, le spectateur laissé à lui-même ne peut rencontrer que sa propre imagination. Il n’est plus explicitement question de numérique à ce point du récit, mais ce free choice n’en demeure pas moins une superbe représentation de l’image numérique, d’abord parce que dans cette deuxième partie le film bascule vers le cinéma d’animation, la logique onirique et le psychédélisme coloré de cette séquence illustrant parfaitement les capacités de métamorphose du numérique (une image sans identité propre, sans passé); et ensuite, parce que cette technologie offre aux créateurs une liberté totale leur permettant de s’affranchir du réel, ce qui peut sans doute le rendre inutile (une fois numérisée, plus besoin de Wright-l’actrice, son image suffit).

D’abord fascinante, cette critique de l’image numérique trouve malheureusement bien vite ses limites : plutôt que de présenter ce futur comme une dérive possible, Folman condamne entièrement cette technologie en y opposant un passéisme un brin navrant, le style d’animation préconisé dans la deuxième partie du film renvoyant à l’esthétique des Fleischer, des fondateurs du cinéma d’animation qui ont popularisé entre autres la rotoscopie, une technique consistant à calquer les traits de l’animation sur des images en prise de vue réelles pour ainsi conserver les mouvements du corps d’un acteur, ce qui n’est pas sans rappeler le processus de numérisation que doit subir Wright dans The Congress. Mais il y a une différence fondamentale entre ces deux techniques : l’image numérique de Wright ne lui appartient plus, on lui fait jouer quelques émotions sans contexte qu’on pourra ensuite insérer dans n’importe quelles situations (merci, effet Koulechov!), alors qu’avec la rotoscopie, si l’animateur reste fidèle à son modèle, l’actrice demeure en contrôle de son corps et ses réactions sont ajustées à un scénario précis.

L’idée de Folman est ingénieuse : il peut ainsi rappeler qu’il est possible d’honorer le travail d’une actrice même si elle prête son corps à un animateur, tout en utilisant un style ouvertement artificiel qui s’oppose aux velléités naturalistes de ce numérique qui veut faire « vrai ». Néanmoins, en se tournant vers l’animation traditionnelle pour ainsi refuser les apparences trompeuses du numérique, Folman semble nier carrément les possibilités pourtant formidables de cette technologie, se contentant d’une condamnation sans équivoque plutôt que de proposer une autre manière possible d’utiliser le numérique et ainsi, peut-être, tenter de restaurer notre croyance en l’image (comme Ang Lee l’a fait avec son remarquable Life of Pi par exemple). De plus, en insistant beaucoup sur une dichotomie pour le moins grossière entre la « réalité », filmée en prises de vue réelles, et le « divertissement », présenté en animation, The Congress semble dire que le problème avec cette drogue du free choice se résume à ce qu’elle cache un monde gris, pauvre, délabré, un réel que seule la caméra traditionnelle peut révéler. Bref, le divertissement n’est qu’un échappatoire néfaste (pourtant, l’animation de Folman est d’une telle poésie que la fausseté de ce monde paraît quelque peu bénigne!), et le numérique ne fait qu’amplifier ce problème.

Ces clichés d’usage sont d’autant plus décevants que la prémisse d’un acteur jouant son propre rôle aurait été un moyen original de les dépasser, si seulement Folman avait défendu une véritable politique de l’acteur (comme on dit une politique des auteurs) : un cinéaste hollywoodien peut réussir à exprimer son individualité à travers les conventions en apparence impersonnelles dictées par l’industrie, alors pourquoi la star ne pourrait-elle pas elle aussi imposer son image de façon consciente, créative, et ce, même si elle est vue par la caméra d’un autre, même si elle joue les mots d’un autre? Mais c’est précisément cette liberté de l’acteur que The Congress bafoue dans sa première partie : les exhortations déshumanisantes de l’agent et du producteur citées plus haut apparaissent moins méprisantes que réalistes, comme si ce n’était pas leur vision mercantile d’Hollywood qui est bêtement réductrice, mais bien Wright qui est trop naïve d’avoir cru qu’elle a toujours eu le choix.

La carrière que l’on remet ainsi en question ressemble à s’y méprendre à celle de la Robin Wright réelle et même si la Wright de Folman n’est qu’une fiction, cette stratégie d’humiliation demeure pour le moins douteuse, d’autant plus que le cinéaste n’offre à son actrice aucune répartie crédible, comme s’il lui refusait le choix qu’elle a toujours eue pour la forcer à se résigner. Une décision qui ne sied pas du tout à Wright d’ailleurs, elle qui démontre depuis ses débuts (avec Buttercup dans The Princess Bride ou Jenny dans Forrest Gump) une conviction inébranlable. Et aussi digne soit Wright dans la défaite, sa résignation ne fait que corroborer les propos du producteur : l’actrice n’a toujours été qu’un outil dans les mains d’un autre et rien d’autre, la détermination de ses personnages ne lui a jamais appartenue. L’ironie, c’est que Wright n’a jamais été moins elle-même qu’entre les mains de Folman, lui qui nie la validité de son image de star pour mieux servir son propos anti-hollywoodien plutôt manichéen.

En fait, The Congress souffre d’avoir été distribué sur nos écrans un peu trop tard, Wright ayant depuis quelques années renouvelée sa carrière en allant jouer entre autres chez David Fincher, dans The Girl With the Dragon Tatoo et surtout dans la série House of Cards : la Robin Wright de Folman a peut-être abandonné, mais la Robin Wright que nous pouvons continuer à suivre au cinéma, plus résolue et forte que jamais, n’est pas sur le point de se résigner. Au contraire, elle continue d’être un modèle positif, de défendre une manière d’être et d’agir (le propre de toute star digne de ce nom), nous permettant ainsi par sa présence inspirante de croire encore au cinéma, malgré un futur de plus en plus incertain.
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Critique publiée le 9 septembre 2014.
 
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Panorama-cinéma Volume 2. Numéro 3.

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