Bidonville : architecture de la ville future (2013)
Jean-Nicolas Orhon
Belles villes
Par
Mathieu Li-Goyette
Le premier long-métrage de Jean-Nicolas Orhon fait bien les choses. À la manière d’un orateur convaincu, voilà un cinéaste qui prend la parole en soignant ses images. Elles sont nettes, colorées, profitant des teintes vives de l’Inde et des bâches bleues de l’Amérique pour faire ressortir la gaieté d’un paysage sculpté par le besoin et la détresse. Tellement que le premier choc de Bidonville est un choc esthétique avant d’être un choc humain. La caméra portée se faufile dans la forêt qui entoure Tent City, le village que se sont improvisés des Américains dépossédés de leur foyer. Elle nous mène jusqu’à Kitcisakik, communauté algonquienne de l’Abitibi, la seule à ne pas être reconnue officiellement par le parlement canadien; au Brésil, en Asie, en banlieue de Marseille, en Turquie, partout où se sont établis ces regroupements tout à fait urbains, excroissances pauvres de sociétés privilégiées. Le pari du cinéaste est d’investir la tête de son spectateur d’images belles qui ne soient pas misérabilistes et de coller sur celles-ci la parole officielle d’universitaires et d’urbanistes qui voient dans ces bidonvilles les promesses architecturale de la ville future.
Rythmé par ces interventions qui tentent de définir ces maisons de fortune, le film alterne des portraits du quotidien, allant d’un pays à l’autre et d’un individu à l’autre en fonction de la triste beauté de son sort. Ainsi s’intéresse-t-on aux États-Unis à une ex-designer de mode qui gagnait 100 000$ l’an avant la crise (preuve que même les riches peuvent habiter les bidonvilles), ainsi observe-t-on le train-train d’une mère indienne, confinée par la pauvreté et abattue par une fierté qu’elle craint d’afficher (preuve que les mères sont mères partout). Les individus que filme Orhon sont profondément touchants : leurs portraits ne le sont toutefois pas autant.
En arrivant et repartant d’un continent à l’autre, mené par le discours intellectuel et systémique des sciences humaines, Bidonville perd peu à peu de son humanité au fil de ses 80 minutes. En fragmentant la parole de ses sujets dans le besoin, le cinéaste décroche constamment les portraits qu’il avait accrochés au mur de son film, appliquant par couches successive des retouches sur ses « personnages » pour les reposer, pas toujours perpendiculairement, au sein d’un discours qui s’embourbe avec l’ambition. Plus Bidonville vise haut (notamment lorsqu’il évoque l’étude des bidonvilles pour comprendre la manière dont sont organisées les communautés qui les ont instinctivement mis sur pied), plus il déçoit. Les plus beaux problèmes évoqués par le film sont alors traités en surface, le cinéaste préférant les évoquer simplement plutôt que de les problématiser.
Le fait est qu’il y a dans Bidonville suffisamment de chemins pour remplir une série de films passionnants sur le sujet et sur chacun de ses micro-sujets (comme Tent City, comme Kitcisakik) et qu’en leur refusant ce temps de parole, Orhon éveille la conscience du spectateur tout en restreignant sa curiosité. Rarement a-t-on produit un documentaire engagé dont chaque changement de séquence procurait le sentiment d’un coït interrompu, la matière brute du film étant sans cesse élaguée au profit d’informations, de toujours plus d’informations… Inconsciemment, Bidonville n’apprend que trop peu des entreprises plus réussies qui l’ont précédées (pensons à Babies pour son style entomologique, à Survivre au progrès pour son discours fracassant) et demeure trop vague malgré la spécificité et la rareté de son sujet.
Inconsciemment sûrement, si Bidonville tient à raconter la perception que nous avons de ces constructions de fortune, il n’a que trop peu à nous dire sur les individus qui y vivent. Ainsi la captation impromptue d’une messe dans Tent City tient plus de l’anecdote, tout comme les rondes du « maire » aux allures de shérif. Malheureusement, le documentaire se recentre constamment sur la pauvreté en ce qu’elle a de plus superlatif, ignorant en quelque sorte l’argument de la Marseillaise qui se demande bien pourquoi elle devrait quitter sa maison : « nous sommes bien ici », laisse-t-elle tomber.
Ces différentes perspectives nous mènent à remettre en question non seulement le concept des bidonvilles, mais aussi – et c’est là que le cinéaste abandonne – l’humeur qui y règne. Le documentariste préfère plutôt couper et insérer un autre portrait, celui du Marocain ou de l’Indienne, qui, en fonction de leur contexte social et de leur origine, offrent un angle nettement plus pessimiste de la situation. En cherchant à rythmer son film selon une structure documentaire trop rapprochée d’une charpente télévisuelle, l’auteur donne ainsi l’impression d’y aller de quelques raccourcis en trop, de quelques points de vue gommés et d’arguments choc placardés en fin de parcours.
Somme toute, le premier long-métrage de Jean-Nicolas Orhon fait définitivement bien les choses; le problème c’est qu’il les fait peut-être trop bien. Qu’à les faire de manière si fluide, il les laisse s’échapper; qu’à les faire de manière si belle, il en oublie parfois le propos; et qu’à les faire de manière si univoque, il synthétise une condition et usine les problèmes comme si la pauvreté était aussi simple que le désespoir.
Critique publiée le 5 septembre 2014.