Après avoir traversé un nuage de radioactivité, un homme rétrécit peu à peu : il semblerait parfois que l’histoire du cinéma n’a retenu du grand petit film de
Jack Arnold que ses effets spéciaux spectaculaires (certes encore aussi fascinants aujourd’hui), mais cette inversion ingénieuse de perspective (plutôt que de gonfler le monstre, rapetissons l’homme!) s’avère aussi un des plus riches terreaux métaphysiques qui soient.
En partant d’un thème caractéristique, pour ne pas dire banal, du cinéma de science-fiction de son époque (cette peur du nucléaire, cause de bien des mutations extraordinaires), The Incredible Shrinking Man nous arrache à nos habitudes pour transformer le quotidien en un monde nouveau, un inconnu terrifiant qui se cacherait juste là, sous nos yeux, et que seul le cinéma pouvait révéler avec autant de force. Peut-être Richard Matheson pressentait-il la nature intrinsèquement cinématographique de son roman en l’adaptant (assez fidèlement) pour le grand écran puisque ses thèmes de prédilection, notamment la remise en question de notre confiance aveugle en la stabilité matérielle d’un quotidien pouvant pourtant se dérober à tout instant, se voient renforcés par le réalisme photographique de l’image, rien n’étant plus effrayant que de reconnaître un objet familier que l’on ne reconnaît pourtant pas.
Les mots nous semblent insuffisants, d’ailleurs, pour décrire les images de la deuxième partie du film, quand Scott Carey (
Grant Williams) doit se réfugier dans son sous-sol prenant à ses yeux de lilliputien certifié les allures d’une grande plaine primordiale à conquérir. Il doit escalader une boîte en bois pour atteindre la nourriture qui se trouve à son sommet, mais est-ce toujours une simple boîte s’il n’est plus possible de l’enjamber, s’il faut user d’une aiguille recourbée et d’un fil de laine pour la braver? Lui-même, dans sa narration fort poétique, ne sait plus comment nommer les choses, un interstice entre deux planches devient un gouffre périlleux, une araignée banale la somme de toutes les peurs, cette opération de dénomination ne parvenant jamais à écarter totalement le sentiment d’inquiétante étrangeté émanant de ces images obstinément équivoques, comme si le langage, dans ce nouveau monde, perdait son sens.
Mais pour en arriver à ce point où les mots nous échappent, le film doit d’abord nous présenter la « normalité », ce qui se laisse dire, c’est-à-dire la relation entre Scott et sa femme Louise (
Randy Stuart), qui s’effritera à mesure que le dialogue leur devient impossible. Durant cette première partie, Arnold nous fait voir son protagoniste de l’extérieur, c’est lui l’ « anomalie » dans son ex-quotidien (qui pourrait être le nôtre), une perspective qui sera renversée à la mi-temps, la caméra se plaçant dorénavant, pour l’essentiel, à la hauteur de Scott (c’est lui qui paraissait petit, maintenant c’est le monde qui se fait grand). Ce renversement offre une manière de libération au personnage : tant qu’il tente encore de s’agripper à notre monde, Scott n’est rien de plus qu’un phénomène de cirque, la célébrité du jour, et au fond même le spectateur le regarde avec une semblable fascination amusée. La condition de Scott est si extravagante («
nobody gets smaller », lui dit-on à plusieurs reprises) que le spectateur ne remarque pas, a priori, le tragique de sa situation. Son drame devient prégnant dans des plans rassemblant dans un même cadre Scott, alors de la taille d’un enfant, et sa femme, des scènes remarquables d’abord parce que le trucage demeure étonnamment invisible, et ensuite (surtout) parce que le spectateur se voit déchiré entre les deux points de vue : paradoxalement, c’est en les montrant l’un face à l’autre, elle le regardant de haut, lui de bas, qu’Arnold peut présenter ses personnages à égalité, refusant de trancher à savoir qui est le géant ou qui est le nain (en somme, elle et lui partagent un même espace, mais ils ne vivent déjà plus dans le même monde). Il faudra que Scott disparaisse aux yeux des autres, délesté ainsi du poids de leur regard aliénant, pour qu’il puisse enfin assumer son monde, une caméra empathique s’offrant comme témoin de son affranchissement.
Peut-être, à bien y penser, que ce récit nous apparaît plus extraordinaire qu’il ne l’est vraiment, car cette expérience que nous partageons avec Scott, n’est-ce pas celle, avant tout, du temps qui passe, du flux mouvant du monde et de nos impressions fluides? Le film d’Arnold (et de Matheson, son empreinte sur l’œuvre est trop profonde pour l’ignorer) trouverait ainsi une manière de représenter le monde en le dépouillant du voile de nos habitudes (ce qui, pour faire son Bazin, est le propre de tout cinéma digne de ce nom) : chaque jour Scott voyait le même fauteuil, même si en réalité il ne lui apparaissait jamais de la même façon (parce qu’un meuble se détériore, se salit et parce que Scott ne le voyait jamais sous le même angle, la même lumière), mais les habitudes de Scott envers son fauteuil, ses préjugés, entrent maintenant en conflit avec sa perception d’incroyable homme rapetissant (en bon pragmatique américain, il ne comprend plus les objets dès que leur usage usuel lui est interdit). Un fauteuil n’est jamais exactement en tout points le même, mais au quotidien nous préférons lui conférer une identité stable (parce qu’il est plus facile de marcher sur la terre ferme que sur des sables mouvants), une habitude qui nous empêche de bien voir ce mouvement perpétuel entraîné par le passage du temps (nous ne percevons souvent les effets du temps qu’après coup, dans une révélation subite, alors qu’il s’agit plutôt d’une mutation constante). Peu importe que ce soit Scott qui rapetisse et non le fauteuil, ce mouvement lui devient évident, de nouvelles impressions, en outre, qu’il peut difficilement partager avec sa femme, d’où l’importance pour lui de l’écriture : sentant sa disparition prochaine, Scott s’empresse de rédiger ses mémoires afin de saisir en mots ce qui lui file entre les doigts, un besoin urgent de communiquer sa vision si singulière.
Nommer les choses, leur trouver un nouvel usage adapté à ses besoins, définir son environnement, peut-être est-ce surtout ce que Scott entend par « dominer » son nouveau monde – un appétit de conquête, d’ailleurs, typiquement américain : quand Godzilla se lève, l’homme n’y peut rien (à moins d’être dans un film de
Roland Emmerich), il est confronté au spectacle d’une Nature meurtrie qui reprend violemment ses droits. Devant l’immensité de cette Nature, l’homme n’est pas plus grand qu’un Scott Carey à la fin de son périple; l’humilité lui convient donc. Mais pour l’Américain, l’immensité de l’univers n’est que la promesse de nouveaux mondes à conquérir, que ce soit par la connaissance ou la force brute (généralement les deux). Même si la science-fiction américaine rappelle souvent aux hommes l’arrogance de leur science qui cherche à s'approprier le monde, il s’agit moins d’une leçon d’humilité qu’une mise en garde contre le propre pouvoir destructeur de l’homme. La Nature est mystérieuse, certes, puissante, mais il n’y a que l’homme qui se dresse dans le chemin de l’homme, toute énigme pouvant être résolue par celui qui sait comment s’y prendre. Godzilla roi des monstres, peut-être, mais à Hollywood, aussi petit soit l’Homme, il demeure le roi de la Création.
Le célèbre (et émouvant) discours final de The Incredible Shrinking Man se lit ainsi à la fois comme une affirmation de l’Homme, de sa valeur, aussi insignifiante peut-elle paraître dans l’infinité de l’univers, et aussi comme un affranchissement, une liberté nouvellement acquise pour Scott, une révélation profondément personnelle qui lui permet d’accepter pleinement son devenir, son altérité : l’araignée était bel et bien la somme de toutes les peurs, une fois ainsi désignée Scott peut la tuer et enfin habiter son nouveau monde, accepter sa condition, qui, au fond, n’est rien d’autre que celle de l’Homme.