Le compositeur Akira Ifukube est l'arme secrète du cinéma d'
Ishiro Honda. Godzilla serait-il aussi menaçant si son arrivée n'était pas annoncée par ce thème récurrent, cette lourde marche amorcée par un sinistre grondement de cuivres qui accompagne chacune de ses apparitions? Le morceau de musique est aujourd’hui aussi iconique que le rugissement de la bête, également créé par Ifukube : le frottement d’un gant de cuir couvert de résine de pin, glissant sur la corde détendue d’une contrebasse, produira ce cri terrifiant qui résonne encore dans la mémoire de plus d’un cinéphile. Le thème de
Varan, quant à lui, est à l’image du monstre qu’il évoque : la progression mélodique de la ligne de basse rappelle l’introduction du thème de
Godzilla, éveillant le souvenir incertain d’une menace passée. C’est une habile variation sur un motif familier, où l’allusion à l’œuvre précédente sert de fondement à la composition de l’œuvre nouvelle.
Varan est en quelque sorte le George Lazenby des kaiju. Dans un genre marqué par les suites et les résurgences, il brille par sa présence discrète, à demi oubliée. Outre le film de 1958 portant son nom, il ne fera qu’une autre apparition, très brève, dans le Destroy All Monsters de 1968. Réalisé deux ans après Rodan et quatre ans après Godzilla, Varan the Unbelievable souffre surtout du fait qu’il sort dans le sillage de ces deux classiques iconiques. S’avérant pour sa part un peu plus anonyme, le pauvre Varan a de toute évidence été écrit à la hâte pour capitaliser sur le succès de ces films. Même sur le plan morphologique, le monstre suggère un croisement entre les deux créatures : si son aspect physique rappelle immanquablement le plus célèbre des monstres de la Toho, Varan peut voler, à l’instar de Rodan. Sa nature même est le fruit d’une addition, d’un calcul.
Cette logique d’assemblage, qui sert de fondement au genre et qui sera cristallisé quelques années plus tard par le concept du « vs. », est ici présente à l’état embryonnaire – ébauche d’une mathématique de l’imaginaire reposant sur la juxtaposition et l’accumulation d’éléments préexistants. Sur le plan symbolique, la narration participe quant à elle à une épuration du kaiju eiga. Alors que Godzilla incarnait de manière concrète la menace nucléaire et que Rodan suggérait un péril environnemental, Varan évoque par ses origines une crainte plus abstraite : une « limite » qu’il ne faut pas dépasser, faute de quoi l’humanité risque de s’attirer les foudres du monstre. Vénéré par une tribu primitive, qui voient en lui une force divine, Varan englobe toutes les origines possibles car il incarne à l’état brut cette peur originelle, irrationnelle, que canalisent chacun à leur manière les autres kaiju.
Voilà pourquoi une barrière sépare le village du lac où se terre la créature, une simple ligne allégorique se dressant entre les deux mondes pour indiquer « ce qui ne devrait pas être traversé ». Il y a, dans cette espèce de simplicité exacerbée, quelque chose d’extraordinaire : une volonté de réduire le genre à sa plus simple essence, d’en tracer les contours et d’en dresser les grandes lignes de la manière la plus claire et la plus universelle qui soit. Les séquences d’action relèvent de la même volonté anagogique. L’opposition entre le monstre et les humains prend la forme d’une succession de plans qui s’entrechoquent et créent l’affrontement. Chez Ishiro Honda, le conflit émerge d’une véritable surenchère visuelle qui confère à l’image une qualité surréaliste amplifiée par l’alternance constante entre maquettes et prises de vues à l’échelle humaine.
Grand créateur d’images étranges et étrangement poétiques, à mi-chemin entre la figuration naïve et l’abstraction involontaire, Ishiro Honda signe avec Varan the Unbelievable un œuvre truffée de petits coups d’éclat visuels, d’instants aussi brefs que saisissants où le film transcende sa propre nature par la singularité de sa mise en scène. Honda réalise des films à la matérialité fascinante, fascinés par leur propre matérialité. La technique, plutôt qu’une simple manière de simuler le réel, y est filmée pour sa beauté intrinsèque. Chez lui, les effets spéciaux ne servent pas à imiter; ils se déploient tels qu’ils sont, dans une réalité composée par eux, entièrement fabriquée donc libérée des repères du réel. Voilà qui facilite l’irruption d’images déracinées, devenues insolites parce qu’arrachées à leur simple fonction figurative : on pense, par exemple, à ces colonnes de fumée se dessinant dans l’eau lorsque l’armée tente de débusquer Varan, auxquelles Honda offre tout le temps nécessaire pour se déployer.
Avec
Mothra (1961) ou encore
Ghidorah, the Three-Headed Monster (1964), le cinéaste japonais laissera libre cours à sa folie, orchestrant des spectacles abracadabrants à l’imaginaire de plus en plus insolite, aux couleurs toujours plus éclatantes. Plus sage, plus mesuré,
Varan the Unbelievable n’en demeure pas moins un film amusant, proposant une synthèse maîtrisée des enjeux du genre de même qu’une habile distillation de ses conventions esthétiques. En ce sens, sans être un opus majeur dans la filmographie de son auteur, ce long métrage somme toute méconnu s’impose comme une réussite discrète, confirmant en même temps que la cohérence de son œuvre la profonde compréhension qu’avait Ishiro Honda de celle-ci.