DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Dance of Reality, The (2013)
Alejandro Jodorowsky

Et vogue la matière...

Par Mathieu Li-Goyette
Tendant la main par-delà des décennies au Amarcord de Fellini, Alejandro Jodorowsky démontre qu’il n’y a guère d’autobiographies qui vaillent la peine sinon celles qui transcendent le réel, l’épurent et le distillent en art. Pendant que la réalité danse, l’auteur la filme changer de partenaire, faire des courbettes, des toupies, s’altérer à force d’épuisements lyriques pour finalement se fondre dans le monde imaginaire qu’il perpétue d’œuvre en œuvre. Intégrant son enfance à son univers d’éclopés colorés, le surréaliste rend de nombreux hommages : à ses parents, à son village natal, au Chili dont la topographie a tant marqué son travail, aux dilemmes politiques qui l’ont toujours déchiré. Dans La danse de la réalité, la réalité danse pour mettre à l’épreuve les maillons de ses attirails hétéroclites ; elle danse pour ne pas stagner, macérer, moisir dans l’esprit d’un homme qui aurait eu bien tort de ne pas la sublimer jusqu’à ses plus infimes potentialités.
 
Car La danse de la réalité donne sans cesse l’impression d’un réel qu’on déconstruit pour mieux en saisir les diverses composantes. La danse du réel, c’est aussi la danse de la matière qui ne se perd jamais, qui tourne tellement vite qu’on en vient à la confondre. Ça, c’est le théosophien qui l’apprend au jeune Alejandro lorsqu’il lui explique qu’en prenant des amulettes dorées, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, il pourra les fondre en un seul pendentif parfaitement rond, parfaitement homogène. En réalité comme en esprit, rien ne se perd et rien ne se crée ; la logique de la matière en mouvement, l’auteur l’instaure dès ses premiers plans alors qu’en surimpression d’une fontaine de pièces d’or, le visage du cinéaste apparaît pour nous mettre en garde contre le régime instable et dangereux de l’économie de marché.
 
Mais tout ne commence pas par l’argent. Chez lui, c’est l’amour qui est genèse de tout : de lui, des engagements politiques de son père, de son rapprochement avec les handicapés (des ex-mineurs à la dynamite). L’amour qui permet au jeune Jodorowsky de survivre d’un épisode à l’autre de ce voyage initiatique disloqué. Face à la passion sévère de son père (incarné par Brontis Jodorowsky, fils de et petit garçon d’El Topo), l’enfant se raffermit, devient la mascotte du groupe de communistes pompiers de la ville et apprend dans un terrible rêve les tourments de la mort. La prise de conscience de sa propre mortalité le happe de plein fouet, allant jusqu’à le plonger dans un profond sommeil deux jours durant. Autrefois cruel, son père Jaime relâche alors cette poigne de fer qu’il maintenait pour plaire aux camarades du parti alors que le film, contre toute attente, diverge de sa trajectoire initiale pour devenir l’histoire d’un père aux prises avec des idéaux opposés qu’il ne saurait choisir.

C’est là toute l’histoire d’un fils qui, en réalisant le film le plus doux de sa carrière, tente de traverser le voile du temps pour toucher une fois de plus le visage de son père par le biais de son propre fils qui ne l’a jamais connu, mais qui, par le plus grand des hasards (et des bonheurs), a non seulement son allure, mais aussi le bon âge pour l’incarner. Film sur la mort, la matière et la matérialité, La danse de la réalité invoque des fantômes pour les faire virevolter de la manière la plus expressive et iconoclaste qui soit. Ainsi la mère est une cantatrice qui ne sait que chanter et qui entretient avec son fils une relation qui aurait bien plu au vieux Freud ; ainsi le père, lorsqu’il tire sur un tableau à sa propre effigie, voit deux immenses portraits de Staline et du dictateur chilien s’enflammer. Les séquences du genre se suivent sans jamais se ressembler (pensons à celle où la mère urine sur le père pour calmer ses brûlures) et s’enlignent toutes les unes à la suite des autres, redonnant au cinéma et au récit autobiographique de Jodorowsky ce que Kracauer intitulait la réalité matérielle du cinéma1.
 
C’est-à-dire que les images de Jodorowsky, en plus d’être des cris poétiques évoquant un désir insatiable de liberté, expriment sans cesse ce que l’être humain cache en lui, ce quelque chose d’inénarrable, cet inconscient qui forme sa psyché et qui, en d’autres mots, ont moulu cet Alejandro. Sorte de thérapie menée sous un grand chapiteau, La danse de la réalité, par ses scènes absurdes et ses couleurs hallucinogènes, redonne aux images la force strictement esthétique dont on peut les doter, faisant de leur iconoclasme une prise de conscience allant bien au-delà d’un symbolisme anodin. Cette réalité matérielle, c’est ce que Kracauer définissait comme la réalité physique captée par le médium cinématographique, l’« existant matériel », la nature, le décor, les costumes. La particularité du cinéma serait donc de laisser sa réalité plus ou moins intacte, plus ou moins truquée, car même en matière de trucages, le faux sang comme la fausse pisse (quoique) de La danse de la réalité n’en demeurent pas moins matériels que les comédiens.
 
Pour Jodorowsky, cette réalité matérielle est d’autant plus importante que c’est sur sa présence dans l’espace filmique (contrairement à des effets numériques) que repose toute la lecture psychanalysante du film. À la manière d’un thérapeute, Jodorowsky déchiffre la réalité onirique à partir de la réalité matérielle et ce n’est que parce qu’elle est tangible (qu’elle peut danser et non flotter bêtement sur un écran vert) qu’elle épate et enchante, qu’elle soulève de terre l’esprit plutôt qu’elle ne s’offre à lui à la manière d’une image synthétisée, sorte d’échographie pixellisée de l’inconscient. La danse de la réalité émet ainsi sa propre théorie sur la poésie au cinéma : en confiant à la réalité matérielle cette présence, tous les détournements surréalistes qu’on lui apportera se verront soudés par la caméra, puis restitués ensemble à l’écran, trouvant dans la cinématographie la plus magnifique ligature qui soit entre le rêve et tout le reste.
 
Cette réalité dansante représente aussi celle de la rébellion et des douleurs les plus concrètes (c’est pourquoi les handicapés occupent une place si importante dans son œuvre : ils nous obligent à ne pas nous égarer dans l’inconcret). Il en va de même pour les mascottes du film, les stéréotypes, les personnages en carton, tous ces types de pantins qui défilent et rappellent qu'ils n'ont comme fonction que la matérialisation d'un concept, d'une idéologie, d'un produit. Parlant de matière, Jodorowsky veut par la même occasion nous rappeler que malgré l’imagerie sensationnaliste de ses films, rien n’y a jamais été laissé au hasard, rien n’avait l’allure d’un dripping incongru et que tout, de ses protestations contre le pouvoir établi à ses remises en questions théologiques, tout était vrai. Et douloureux. Tout le sang d’El Topo s’inspirait du sang des révolutionnaires et, si depuis 50 ans il nous donne à voir des fragments de son esprit décomposé, dissolu et disséminé, La danse de la réalité représente la genèse de son univers, cet espace où ses œuvres mémorables semblent finalement se fondre en une seule – comme les amulettes du théosophien –, pour n’aboutir qu’en une unique matière aussi réelle que peut l’être l’esprit, la matière imaginaire d'un artiste qui a su démontrer ce qu'était la magie de la magie du cinéma.

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1 Kracauer, Siegfried. 2010. Théorie du film : La rédemption de la réalité matérielle. Paris: Flammarion.
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Critique publiée le 3 mai 2014.