Il y a d’abord le vertige des années accumulées, de l’éternité suspendue qui surplombe le moment présent. Tandis que la caméra de Jarmusch imite la rotation d’un disque sur une table tournante, ses vampires contemplent le passage du temps, l’instant qui s’engouffre dans l’infini. Comme tous les personnages du cinéaste américain, Adam (
Tom Hiddleston) et Eve (
Tilda Swinton) observent le monde de l’extérieur. Mais s’ils existent en dehors du temps lui-même, celui-ci les a pour sa part rattrapés. Le sang des humains est corrompu, signe de leur inévitable déclin – tant et si bien que c’est le sort de ces immortels qui paraît désormais précaire. Somptueuse ballade nocturne dans les ruines de la civilisation,
Only Lovers Left Alive est une ode crépusculaire à ces fragments épars de culture qui confèrent à l’existence un sens. L’art y est aussi essentiel que ce liquide rouge dont s’abreuvent les vampires ; il permet à ces témoins intemporels du règne humain de survivre aux générations qui, se succédant les unes aux autres, répètent les mêmes erreurs. Rarement la lassitude des protagonistes de Jarmusch a-t-elle paru aussi profonde. Rarement a-t-elle été plus juste.
Errant dans la ville fantôme de Détroit, les vampires d’Only Lovers Left Alive déambulent à même des souvenirs, incarnant ce qui dans l’expérience humaine survit à l’homme. Ils assurent le lien entre le passé et le présent, mais se demandent plus que jamais s’il y a un avenir pour eux dans ce monde où règne l’oubli. Adam en a assez de ces « zombies » avec lesquels il cohabite depuis des siècles, ces êtres sans mémoire dont il assiste impuissant aux échecs récurrents. Musicien reclus, il collectionne les instruments d’une autre époque – leur soutirant dans la solitude quelques notes mélancoliques dans l’espoir d’oublier le passage d’un autre présent insoutenable, d’éveiller les particules de passé qu’ils contiennent. La nostalgie a toujours habité le cinéma de Jarmusch, lui conférant son charme particulier. Elle l’a désormais consumé et ses héros anachroniques, épuisés par l’inéluctable succession des temps étrangers, ne désirent plus vivre l’éternité qui s’offre à eux. Sublimes présences spectrales auxquelles répond élégamment la gravité de la trame sonore élégiaque que signe le luthiste Jozef Van Wissem, Swinton et Hiddleston sidèrent par leur jeu magistral – ultimes figures tragiques d’une grande œuvre habituée aux romantiques désabusés.
Only Lovers Left Alive semble vouloir abriter le cinéma de son auteur au grand complet : la lente marche funèbre de Dead Man, les déambulations automobiles de Night on Earth, les traditions en voie d’extinction de Ghost Dog : The Way of the Samurai… Lorsqu’Adam demande à Eve si elle désire visiter les studios Motown, celle-ci répond qu’elle a toujours préféré l’étiquette Stax – subtil clin d’œil à ce débat qui, un quart de siècle plus tôt, opposait Elvis Presley à Carl Perkins dans Mystery Train. Mais, plus que jamais, le sens de ce foisonnement de références érudites dépasse la simple citation, le dialogue d’initiés. Tout comme elle le faisait dans The Limits of Control, la culture illumine un contemporain plus que jamais réfractaire à sa lumière. Relégués aux marges d’une société dégénérescente, ses derniers émissaires s’éteignent lentement : l’esprit immuable derrière les œuvres de Shakespeare a poussé son dernier souffle et Adam lui-même contemple l’idée de percer son propre cœur d’une balle taillée dans le bois qui seule saura mettre un terme à sa tourmente. Les vampires de Jarmusch sont victimes de cette insoutenable lucidité que leur a conféré l’immortalité ; ils cherchent dans l’art et la science des hommes une raison de s’attacher à leur monde, mais ne connaissent que trop bien le sort réservé par l’humanité à son imaginaire.
Symbole simultané de la chute de l’occident et de sa grandeur passée, Détroit s’engouffre dans une nuit sans fin – paysage idéal pour cette fresque post-apocalyptique où c’est ce monde mort-vivant qui avance lentement vers son ultime dissolution. « The best films are like dreams you're never sure you've really had », affirmait déjà Tilda Swinton dans The Limits of Control. Ici, Jarmusch filme la ville somnambule comme l’on décrit un rêve à demi oublié, ses formes incertaines arrivant à peine à émerger de la noirceur ambiante. Face à sa caméra, Détroit est à la croisée des temps, à la lisière de l’Histoire : ses édifices n’existent plus, ses rues ne mènent nulle part. Tout y est vestige d’un passé qui s’efface progressivement, comme si la ville se souvenait d’elle-même avant de plonger indéfiniment dans l’oubli. Only Lovers Left Alive est un film hanté, un songe éveillé traversé par les échos dissonants d’une réalité se dématérialisant graduellement. Ses protagonistes eux-mêmes semblent prêts à s’éclipser, à disparaître dans l’obscurité qui les a vus naître – jusqu’à ce qu’ils aperçoivent au détour d’une ruelle de Tanger une lueur d’espoir les incitant à survivre. C’est la beauté qui triomphe finalement sur la pulsion suicidaire d’Adam et lui redonne foi en l’existence, non pas dans son ensemble mais, au contraire, dans ses détails les plus précieux.
Ni cynique, ni naïf, Only Lovers Left Alive offre simplement à voir la beauté qui se déploie dans les interstices du contemporain, dans la grâce d’un pas de danse inattendu ou dans la fureur d’un solo de guitare distordue. C’est un appel à la poésie, une ode à l’amour qui dans la splendeur de l’érotisme transcende les limites de la chair, un appel désespéré à la résistance. Ici, la rédemption prend la forme d’une survivance précaire aux aléas de l’existence. La beauté trouve refuge dans les marges, chez ceux qui entretiennent le souvenir de Nikola Tesla et de Mary Wollstonecraft, qui continuent de faire tourner les disques de Wanda Jackson et de Charlie Feathers. Elle est d’une nature anarchique, indomptable, imprévisible ; mais, invariablement, elle arrive à refaire surface, à renaître de ses cendres. « When the cities in the south burn, this place will bloom », annonce Eve sur un ton prophétique en observant les ruines de Détroit. De leur position privilégiée face à l’Histoire, les amants éternels de Jarmusch nous rappellent que son mouvement est cyclique, que rien n’y est permanent mais que malgré tout certaines choses se perpétuent par-delà la ronde de la vie et de la mort. Certaines choses sont intemporelles. Elles survivront au crépuscule de la culture. Elles nous permettront de survivre jusqu’au bout de la nuit.