DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Une autre vie (2013)
Emmanuel Mouret

Rêves de cinéma

Par Mathieu Li-Goyette
Emmanuel Mouret quitte la comédie pour le mélodrame et tente de ne rien perdre de son talent dans le déménagement des ses intérêts d’une forme vers une autre. La précision de ses dialogues, les hasards drolatiques dans lesquels il se mettait en scène sont disséminés dans un roman arlequin qui assume son synopsis à l’eau de rose sans jamais que ses acteurs, eux, n’assument leur rôle de pantins à la langue sirupeuse. Dès l’ouverture (le noir d’un grand piano de concert servant de fond à un générique pendant que des mains s’agitent sur une sonate) et dès les plans suivants, les écriteaux soulignent une structure d’une lourdeur peu commune. Un « Deux ans plus tard... » et un autre « Quelques mois plus tôt... » nous sont balancés dans les quatre ou cinq premières minutes, présentant à chaque fois Aurore (Jasmine Trinca) dans une situation professionnelle et amoureuse différente. En superposant ces différentes temporalités, Mouret fait le pari d’expédier les rebondissements romantiques de son film rapidement, laissant ainsi à ses personnages la liberté de s’inscrire par la suite dans une œuvre qui a des allures de rêve de cinéma.

Le grand problème d’Une autre vie, c’est que seuls l’auteur et son compositeur Grégoire Hetzel semblent rêver de cinéma. Le découpage (largement défini par des plans américains) ainsi que le montage privilégient tous deux une présentation stéréotypée des protagonistes qui, lorsqu’elle est maîtrisée, donne au film ses meilleures scènes, celles où la grosse brute JoeyStarr (qui incarne un installateur d’alarmes un peu trop calme et plat) vagabonde dans cette villa provençale et où, pour ajouter à la brume cinématographique qu’on s’efforce d’invoquer, Hetzel cite habilement la bande originale du Vertigo d’Alfred Hitchcock. Le choix des décors (les bords de mer, la maison haut perchée, la galerie du musée) rappelle tour à tour l’amour de James Stewart pour l’énigmatique Kim Novak, un mystère que Mouret distille dans le personnage de la pianiste, faisant d’elle une artiste blessée, prête à sacrifier son succès professionnel pour une vie amoureuse avec cet électricien marié.

En surface, Une autre vie ne proposerait rien d’autre que le film français moyennement moyen si ce n’était que de cette volonté qu’a l’auteur de l’inscrire dans la grande tradition du mélodrame américain des années 50, ces films au Technicolor ambitieux de Douglas Sirk, de Nicholas Ray, tellement qu’il en oublie ses comédiens, plus habitués aux rôles tempérés du drame français contemporain. C’est-à-dire qu’au-delà de Virginie Ledoyen (qui incarne la femme de l’électricien), personne ne semble prendre plaisir à jouer le jeu de la citation. Starr ne tire rien de cette rage qu’on lui connaît depuis les beaux jours du groupe de hip-hop NTM tandis que Trinca, qui joue la fine brune méditerranéenne, ne veut pas saisir certaines des trouvailles du dialogue de Mouret. Cette première phrase qu’ils échangent – « Comment fonctionnent vos capteurs ? »; « Comment vous expliquer... Dès que son capteur fait une rencontre inattendue, l’alarme se déclenche » – auraient été mémorables si la direction d’acteur avait su souligner et faire chanter cette gaminerie doublée d’érotisme.

C’est peut-être pourquoi Mouret est meilleur que quiconque chez Mouret. Et que lorsqu’il délaisse son rôle de protagoniste pour laisser aux autres le soin de faire son drame, l’on ne retrouve plus exactement cette facilité de dandy qu’il avait à aller d’une femme à l’autre, d’un film à l’autre. Heureusement, à l’arrivée de Ledoyen dans le décor, les tensions du triangle amoureux se resserrent enfin, opposant de plus en plus violemment l’amour idyllique de la bourgeoise et de l’ouvrier à la jalousie d’une femme fatale qui ne laissera personne lui voler son rêve de famille et d’enfants. Ce rêve, l’un des nombreux dans un film qui en regorge (le rêve de succès qu’a le gérant de la pianiste, le rêve d’escapade de l’électricien et de l’artiste, le rêve cinématographique de Mouret, etc.), engage Une autre vie dans une direction franchement surprenante jusqu’à son dénouement où l’idée du rêve rêvé deux par deux prend une tout autre tournure qui, à elle seule, justifie l’exercice de style maniéré qu’a souhaité faire l’auteur.

L’originalité d’Une autre vie, si elle est cachée en dessous de son titre convenu (qui est, à plus d’un sens, une autre réflexion sur le rêve et le cinéma) et de ses performances pour le moins décevantes, apparaît subrepticement dans certains de ses plans très travaillés, très composés, prouvant la beauté purement plastique dont est capable la mise en scène de Mouret. Les rapprochements du couple par le resserrement du cadre, l’isolation de ces derniers dans une grande fête ou encore l’irruption de la mariée dans la maison de l’amante sont autant de moments rigoureusement exécutés que n’aurait pas refusé un Claude Chabrol en pleine forme. Cette manière dont l’environnement est irréellement conjugué à une mise en scène classique irritera, certes, une bonne part des regards, mais en contextualisant sans cesse son amour du mélodrame à l’intérieur d’un cadre cinématographique, Mouret parviendra peut-être à les surprendre. S’adressant au spectateur d’aujourd’hui avec des préoccupations qui appartiennent sans aucun doute au roman de gare et à une romance de silver screen, l’auteur contracte les réalités sociales françaises, espérant en tirer suffisamment de liquide pour faire tourner la roue à aubes de la nostalgie américanophile et, dans le même élan, remettre sur pied cette forme dramatique qui a fait les beaux jours (et surtout les moins beaux) du cinéma français.
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Critique publiée le 21 avril 2014.