DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Grand Budapest Hotel, The (2014)
Wes Anderson

La grande illusion

Par Alexandre Fontaine Rousseau
À quoi riment les petits univers que crée Wes Anderson ? Quel sens possèdent ces mondes miniatures dont chaque minuscule détail contribue à cimenter l’unicité exemplaire ? Longtemps, les détracteurs d’Anderson ont accusé son cinéma de se complaire dans une individualité savamment calculée, de ne refléter que sa propre esthétique raffinée. Avec The Grand Bupadest Hotel, pourtant, on sent que ce soi-disant hermétisme est plus que jamais illusoire. Jamais la raison d’être du cinéma d’Anderson n’avait-elle été aussi claire que dans ce film au sein duquel la réalité cherche tant bien que mal à s’infiltrer pour venir dérégler l’équilibre exquis que s’affairent à entretenir le cinéaste et ses personnages. Chez Anderson, chaque plan parfaitement centré est une manière de résister au chaos d’un monde extérieur où les traditions se perdent, où l’élégance succombe à la barbarie ambiante. En traçant si nettement les limites de son univers, le cinéaste crée des espaces au sein desquels peut survivre la culture – de même que des sociétés secrètes en charge de défendre celle-ci. Car, comme l’affirme le noble Monsieur Gustave (Ralph Fiennes) : « There are still faint glimmers of civilization left in this barbaric slaughterhouse that was once known as humanity. »
 
Campant son film dans une Europe rêvée, à mi-chemin entre celles de Jacques Becker et de Jean Renoir, Anderson est bien conscient de ne construire que des images, des illusions dans lesquelles il peut se réfugier aux côtés de ses héros mélancoliques. C’est un romantique désenchanté dont l’idéalisme relève de l’anachronisme assumé. Mais même si le combat qu’il mène semble d’emblée condamné (et tous les combats ne le sont-ils pas de toute façon ?), The Grand Budapest Hotel prouve qu’il a bien l’intention de le mener jusqu’au bout, avec plus d’ardeur que jamais. Élevant sa sophistication formelle au rang d’authentique système cinématographique, Anderson fait ici preuve d’une ambition sans précédent dans le déploiement des dispositifs qu’il privilégie depuis toujours. Plaçant cette mécanique maîtrisée au service d’une narration où les péripéties prolifèrent à un rythme étourdissant, le cinéaste désamorce habilement la complexité de son récit. Usant de mille et une astuces pour accentuer la lisibilité de son intrigue, Anderson synthétise chaque action si intelligemment que le spectateur est libre de concentrer toute son attention sur ce foisonnement de détails ingénieux qui constitue l’essence même de l’œuvre.
 
Film-somme sur le plan technique, The Grand Budapest Hotel est d’abord un objet superbe où s’affirme plus explicitement que jamais la qualité résolument littéraire du travail de son auteur. Renvoyant constamment à son ancrage dans la forme romanesque, le film fourmille des échos visuels de sa propre structure raffinée – à commencer par cette alternance entre différents formats d’image qui met en exergue la cohabitation au sein d’un même film de multiples temporalités distinctes. Même ce recours récurrent aux maquettes et à l’animation en stop-motion, par-delà la coquetterie archaïque du geste, évoque subtilement la nature artificielle de ces univers fantasmés dans lesquels Anderson a l’habitude de camper ses récits. Quant à la consciencieuse composition des cadres, elle sert une double fonction, à la fois narrative et discursive. Car cette minutie caractérisant la mise en scène d’Anderson renvoie de manière évidente à la méticulosité de ses protagonistes, vigilants gardiens d’un savoir-vivre menacé par le déclin de la civilisation. Comme si ce cinéma soigneusement assemblé et parfaitement orchestré se dressait en tant qu’ultime rempart face à la sauvagerie, la violence et la vulgarité d’une société où les liens filiaux et sociaux s’érodent.
 
Chez Anderson, le territoire renvoie toujours à l’idée de communauté. À l’instar du Belafonte dans The Life Aquatic with Steve Zissou ou de l’île de New Penzance sur laquelle se déroulait la majeure partie de Moonrise Kingdom, le Grand Budapest est un lieu situé hors du temps, en retrait de sa propre époque, un lieu de rassemblement où peuvent se créer des micro-sociétés en marge de la grande. Voilà pourquoi l’intrusion d’une certaine réalité historique, certes déformée mais immédiatement identifiable, y paraît de prime abord si foncièrement antinomique. En faisant planer le spectre du nazisme sur son univers, Anderson introduit un élément jusqu’alors inédit dans son cinéma, une menace qui vient resserrer les liens de sa communauté en mettant en danger l’existence même de celle-ci. Que le totalitarisme puisse s’installer dans cet hôtel, alors que celui-ci semblait à l’abri de tels dérèglements de la culture, confère un sens nouveau à l’irréprochable galanterie de ses occupants, l’élevant très concrètement au rang de posture éthique. Plus encore, cette irruption inattendue confirme qu’avec The Grand Budapest Hotel Wes Anderson cherche à repousser les limites de son univers cinématographique extrêmement balisé, osant par le fait même le repositionner par rapport au réel.
 
M. Gustave devient ainsi la première grande figure tragique de l’œuvre d’Anderson. Conservant jusqu’à la toute fin cette conviction profonde que la guerre n’est pas une raison d’être malpoli, d’être autre chose qu’un parfait gentleman, il sera victime de cette réalité dont toute sa vie il avait réussi à réfuter jusqu’à l’existence. Son triste sort, mentionné au détour d’une simple phrase, confère une gravité inédite au discours d’Anderson – qui reconnaît par le biais de ce dénouement funeste les limites de sa féérie, confrontée à l’impitoyable cynisme régnant par-delà les frontières de sa création. De plus en plus isolés, confrontés à une répression plus concrète que jamais, ses héros sortent ici de cette éternelle enfance à laquelle ils semblaient confinés. L’objet de leur nostalgie n’est plus une innocence perdue, mais ce monde pacifiste et cultivé dont ils ont assisté impuissants à l’effondrement et dont cet hôtel à l’abandon, qui n’est plus désormais que l’ombre de ce qu’il fut, s’avère l’ultime symbole. Malgré cette mélancolie, l’espoir persiste pourtant. Anderson, en effet, ne croit peut-être pas que l’art sauvera le monde. Mais il semble encore convaincu que l’on peut se sauver du monde grâce à l’art ; et, en ce sens, The Grand Budapest Hotel est sans contredit son film le plus beau et le plus fort à ce jour.
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Critique publiée le 10 avril 2014.