Par où commencer? Précédé d'un immense battage médiatique, d'une telle aura de scandale qu'il était d'emblée impossible d'avoir à son égard autre chose que des attentes confuses et dubitatives,
Nymphomaniac débarque en salle en pièces détachées – sectionné en deux à peu près au milieu et « censuré » d'une bonne heure qui ajoute à la réputation sulfureuse d'un film au titre d'ores et déjà assez explicite pour piquer, à tout le moins, la curiosité. Mais, dans toute cette histoire, il est facile d'oublier que le plus récent
Lars von Trier est en premier lieu un film de Lars von Trier et qu'il faut d'abord et avant tout prendre tout ce qui touche de près ou de loin à l'oeuvre du cinéaste danois avec un proverbial grain de sel.
Nymphomaniac n'est donc pas le film auquel on nous avait soi-disant « préparés », cet incandescent brûlot quasi pornographique annoncé un peu partout, pas plus qu'il n'est le film auquel on s'attendait. Mais ça, évidemment, il fallait s'y attendre.
Ayant toujours carburé à la provocation, Lars von Trier n'allait certainement pas s'arrêter en si bon chemin. Faire de
Nymphomaniac un « événement » avant même que quiconque l'ait vu était de toute évidence un geste prémédité. Au bout du compte, on peut même se demander si toute la controverse ayant entouré le remontage et la promotion du film n'était pas qu'une opération de mise en marché savamment orchestrée ayant servit à créer des appréhensions à déjouer. C'est du moins l'impression que laisse la première partie du diptyque, beaucoup moins choquante que les échos ne le laissaient entendre… puis la seconde, qui n'est au fond pas le spectacle orgiaque annoncé par ces extraits suggestifs mitraillés durant le générique de la première. Comme si, jusqu'à la toute fin, on avait voulu inciter le spectateur à espérer un film qui n'existe pas, exciter son voyeurisme pour ensuite lui asséner le film impitoyable qu'il n'avait pas nécessairement envie de voir. Le sexe « vendeur » est ainsi employé tel un outil, puis subvertit, le public étant confronté par tout le dispositif entourant
Nymphomaniac à son propre désir.
Fidèle à son habitude, Von Trier demeure donc ce fieffé coquin qui n'en fait qu'à sa tête, cet auteur tout-puissant formulant les règles d'un jeu qui n'existe que pour mieux asseoir son autorité sur le spectateur. Multipliant les digressions, à un point tel que celles-ci en viennent rapidement à dicter le rythme du film, le cinéaste prend place au coeur de sa création par le biais de ces innombrables ruptures de ton qui servent surtout à faire entendre continuellement sa voix, à rappeler sa présence. Par le biais de ces détours forcés, tour à tour drôles ou étranges, Von Trier semble avant tout chercher à occuper tout l'espace, à diriger même les égarements et les imprévus. Comme si chaque interprétation possible de son film avait été considérée au préalable. De cette manière, il affirme et réaffirme sa mainmise sur tout ce qui touche de près ou de loin son oeuvre, rappelant surtout qu'elle est la sienne et qu'il ne peut en aucun cas en être autrement.
Or, par la même occasion, le cinéaste expulse en quelque sorte le spectateur de son oeuvre pour pouvoir se consacrer à un complexe monologue sur sa propre personne qui, s’il s'avère étrangement ludique, se révèle bien évidemment hermétique au bout d'un moment. Von Trier, en effet, s'amuse ici à fournir des munitions à tous ceux qui le perçoivent comme un monstre, misogyne depuis toujours et fasciste à ses heures, pour ensuite leur couper l'herbe sous le pied à coup de déclarations d'une énormité parfois sidérante. Il exploite sa propre image de provocateur professionnel, capitalise sur tout ce que l'on a pu dire à son sujet et prend un malin plaisir à multiplier les clins d'oeil à ses frasques publiques. Consacrant le plus clair de son temps à dialoguer avec ses détracteurs, il réplique aux critiques que certains ont pu formuler à l'égard de son oeuvre en jetant de l'huile sur le feu – quitte à se contredire. Mais, à force de jouer à ce drôle de petit jeu, Von Trier détourne constamment l'attention du spectateur de ce qui, au final, devrait importer le plus, c'est-à-dire le film lui-même, pour la rediriger vers ce qui semble l'intéresser réellement, c'est-à-dire sa propre personne.
En réalité,
Nymphomaniac ne semble s'intéresser que marginalement au drame de ses protagonistes – car ceux-ci, au fond, ne sont que des pantins servant les intérêts d'un maître insensible à leur souffrance. Le réel enjeu du film est plutôt Von Trier lui-même, qui ne cesse d'exploiter sa création pour se mettre de l'avant d'une scène à l'autre quitte à instrumentaliser tout ce qui se trouve à sa disposition. Or, cette cruauté qui possédait autrefois un sens paraît gratuite dans le cas présent. Jamais ce problème n'est-il plus évident que durant cette scène où, se citant directement, il reprend à quelques détails près la fameuse introduction d'
Antichrist de manière on ne peut plus manipulatrice. Réduisant ce qui était autrefois une tragédie au rang de farce cynique, créant le suspense en cannibalisant sa propre oeuvre, le cinéaste déclare pour une énième fois que rien n'est sacré à ses yeux. Mais puisqu'on le savait déjà, on en vient à se demander s’il était nécessaire de le répéter avec une telle insistance.
Contrairement au superbe
Melancholia, le complexe
Nymphomaniac laisse donc l'impression d'un exercice de style schizophrène par le biais duquel Lars Von Trier tente à tout prix de repousser les limites de sa propre méthode, quitte à s'auto-parodier. Les plus belles, les plus puissantes scènes de ce diptyque sont ainsi diluées dans l'ironie qui les entoure – victimes d'une vive intelligence qui, à force de se mettre en scène de manière si voyante, en vient à nier sa propre finesse. Tout, même le discours, semble se soumettre à cette logique narcissique qui régit l'ensemble, à un point tel que la question de la sexualité devient elle aussi totalement accessoire. S'appropriant le drame de son héroïne, le cinéaste utilise sa réflexion sur le genre et la morale pour renvoyer à sa propre position en tant que créateur « jugé » par la société. Tant et si bien que, pour la toute première fois de sa carrière, le cinéma de Lars von Trier semble servir essentiellement à faire l'apologie de son auteur – qui, se faisant, signe son film le moins satisfaisant depuis fort longtemps, plus maladroit que fascinant, mais sans conteste intrigant.