DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Dallas Buyers Club (2013)
Jean-Marc Vallée

Pas de remède miracle

Par Jean-François Vandeuren
Il est parfois difficile de concevoir la mentalité d’une autre époque, de justifier certains comportements qu’aura engendrés l’émergence de nouvelles réalités sociales. Un constat qui saute particulièrement aux yeux lorsque nous repensons à toute la polémique ayant entouré l’apparition du sida au début des années 80. Une maladie incurable, mal comprise, et rapidement marginalisée, autour de laquelle aura gravité – et gravite toujours d’ailleurs – un nombre incalculable de préjugés. Des idées préconçues qui auront fait croire à certains que le virus ne les concernait pas, notamment en raison des styles de vie auxquels il fut rapidement associé. Le sort n’aurait ainsi pu s’abattre plus violemment sur Ron Woodroof (Matthew McConaughey), un Texan homophobe, étalant sa virilité à travers le rodéo, son boulot d’électricien de chantier et sa vie de débauche au coeur d’un parc de maisons mobiles. Bref, un homme qui, selon la croyance populaire, aurait dû être à l’abri de ce fléau n’affectant que les junkies et les homosexuels. Et pourtant…

Dallas Buyers Club dresse en soi le portrait d’un problème sans solution. Une condition qui, en plus de réduire considérablement l’espérance de vie des principaux concernés, isole totalement ceux-ci d’une société ne les considérant plus que comme de vulgaires parias. Ce changement de perception, Ron le vivra d’abord à travers son propre refus d’admettre qu’il ait pu contracter le virus, avant d’être confronté lui aussi au rejet de ses pairs. Jean-Marc Vallée et les scénaristes Craig Borten et Melisa Wallack souligneront dans un premier temps la gravité de la situation en confrontant continuellement le spectateur au peu de temps qu’il reste à vivre à leur protagoniste. Devant l’inefficacité d’un traitement encore au stade expérimental, Ron traversera la frontière mexicaine pour tenter désespérément de gagner du temps. C’est dans une clinique clandestine qu’il trouvera une médication qui améliorera drastiquement sa condition physique. Flairant la bonne affaire, Ron repartira vers les États-Unis avec une pleine cargaison de ces produits non approuvés par le gouvernement américain. L’homme s’associera alors à Rayon (Jared Leto), un travesti lui aussi atteint du VIH, avec qui il fondra une coopérative s’engageant à fournir des médicaments réellement susceptibles de soulager les souffrances et de redonner espoir aux porteurs du virus. Le tout en échange d’une cotisation mensuelle.

Le cinéaste québécois et ses acolytes cherchent évidemment à exposer à travers ce fait vécu le vrai visage d’une maladie discriminant beaucoup moins qu’elle peut être victime de discrimination, mais aussi toute l’absurdité d’un système de santé entretenant une relation pour le moins ambigüe avec les citoyens qui en sont pourtant les plus nécessiteux. Comme c’est généralement le cas avec ce type d’initiatives, il finit par émaner des efforts de Ron Woodroof une lutte des plus inégales entre un groupe d’individus laissés à eux-mêmes et une puissante machine corporative. Les intérêts financiers sembleront alors passer avant les intérêts humains, le produit défendu ne sera jamais celui produisant les effets désirés ou même le plus sécuritaire, mais plutôt celui mis de l’avant par les géants de l’industrie. Le tout à travers le manque de considération dont fera preuve une société plus craintive qu’empathique à l’égard de ces hommes et ces femmes n’étant plus perçus que comme un virus susceptible de contaminer le reste de la population. Un isolement que Vallée mettra en évidence d’une manière particulièrement sentie, laissant la force dramatique du scénario de Borten et Wallack s’imposer d’elle-même plutôt que de la mettre au service d’une vision esthétique trop établie – comme ce fut parfois le cas dans le passé.

Le Québécois évite ainsi habilement les effets mélodramatiques en se penchant sur le parcours d’un homme dont le caractère entêté et pour le moins désinvolte aurait de toute façon détonné d’une approche trop conventionnelle. Vallée réussit néanmoins à mettre en relief le sentiment d’exclusion et de suffocation découlant du manque de support et de ressources avec lequel doivent composer ses condamnés à mort à travers une série d’observations aussi justes que pertinentes. Des détails en apparence banals que le cinéaste ne souligne encore là jamais à gros traits, les intégrant plutôt à l’intérieur du cadre comme du récit telles les briques d’un mur se refermant peu à peu sur Woodroof et sa « clientèle ». C’est d’ailleurs par l’entremise de cette approche simpliste, méthodique, mais non moins énergique, filmant l’Homme sans écran plutôt que d’en faire l’élément d’une certaine démarche artistique, que Vallée parvient à insuffler une authenticité des plus poignantes à sa mise en scène. La puissance du propos comme la nature inhabituelle de la prémisse qu’il accompagne permettent du coup à Dallas Buyers Club d’éclipser les mécaniques les plus éculées de son scénario.

En plaçant toujours l’être humain à l’avant-plan, le film de Vallée nous confronte aux puissants paradoxes que forment ses sujets aussi imparfaits qu’inusités, mais dont il extirpe à tout coup des traits de caractère et des qualités confondant les stéréotypes auxquels ils s’étaient eux-mêmes associés. La plus significative de ces contradictions demeure bien entendu celle d’un protagoniste se montrant aussi motivé par la quête de profits que par celle du bien des individus se retrouvant dans une situation qu’il est malheureusement très bien placé pour comprendre. Ces deux éléments n’allant généralement pas de paire, l’un sera appelé à prendre le dessus sur l’autre tandis que le passage du temps et l’acceptation face à l’inévitable entraîneront un ultime changement de mentalité chez Woodroof. Les deux scénaristes tirent d’ailleurs leur épingle du jeu à cet égard en ne faisant jamais fi de la personnalité imprévisible et intransigeante de leur héros. Il faut dire que la force de caractère comme la grande vulnérabilité des principaux concernés sont en soi parfaitement personnifiées à l’écran par l’entremise du jeu fougueux et d’une grande véracité de Leto et McConaughey. Un dévouement total au projet se reflétant évidemment dans la transformation pour le moins extrême, qui aura déjà fait couler passablement d’encre, à laquelle auront accepté de se soumettre les deux interprètes.

Nous n’avions aucun doute quant aux qualités de cinéaste de Jean-Marc Vallée. Ce dernier a toutefois tendance à s’enliser dans les rouages de sa propre démarche artistique lorsqu’il est lié de trop près au scénario qu’il porte à l’écran. Dallas Buyers Club prouve que le Québécois est définitivement à son meilleur lorsqu’il met en images les écrits des autres, et qu’il est appelé par la même occasion à sortir de sa zone de confort. Ce recul nous donne au final une production qui respire davantage, présentant ses intentions et suscitant la réponse émotive désirée chez le spectateur sans que l’initiative ne paraisse jamais forcée. Dallas Buyers Club s’impose du coup comme étant beaucoup plus qu’une autre histoire de courage et de détermination regroupant tous les éléments nécessaires pour attirer l’attention de nombreux membres de l’académie. Une telle impression disparaît d’ailleurs rapidement grâce au ton jamais trop sérieux, jamais trop sirupeux, adopté ici pour parler d’une problématique tout de même extrêmement grave, et l’unité d’une équipe créatrice qui aura su mettre en scène ce récit, certes, aussi révoltant qu’inspirant, sans passer par des méthodes outrancières ou manipulatrices.
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Critique publiée le 14 novembre 2013.