Chaque année qui passe ajoute au charme discret que dégagent les plus récents films de
Philippe Garrel, doucement anachroniques sans être pour autant détachés du présent.
La jalousie, ce ne serait que la somptueuse photographie en noir et blanc de Willy Kurant que ce serait déjà beaucoup : une sorte de résistance paisible au temps qui passe, un rappel que le cinéma est d'abord un art de la lumière, qu'il a déjà quelques jeunesses et quelques âges d'or derrière lui…
Kurant, c'est
Les créatures d'Agnès Varda et
Masculin féminin de Jean-Luc Godard en 1965,
Trans-Europ-Express d'Alain Robbe-Grillet en 1966 puis
Le départ de Jerzy Skolimowski en 1967. C'est aussi
Pink Floyd : Live at Pompeii en 1971 puis
Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat en 1987, sans oublier quelques collaborations au passage avec Volker Schlöndorff, Orson Welles et Serge Gainsbourg. C'est une histoire du cinéma parmi tant d'autres, qui suit ici son cours calmement, sans faire de bruit, avec ce beau film qui débute sur un murmure triste et quelques clairs-obscurs que l'on croirait volés à une autre époque.
La jalousie, c'est encore Philippe filmant son fils
Louis comme seul un père peut le faire : avec tendresse et affection, avec ce sentiment qu'une passation s'opère à chaque instant où la caméra tourne. C'est aussi Garrel filmant sa fille Esther, dans le rôle de la soeur de Louis. Elle s'appelle Esther. Louis s'appelle Louis. Entre la vie et le cinéma, la ligne est mince ici, d'autant plus mince d'ailleurs que le cinéaste leur donne à jouer une histoire inspirée de ses propres souvenirs. Film de famille,
La jalousie possède cette beauté fragile qui est propre aux choses dont on ressent la petite échelle dans les moindres détails. C'est un film où chaque sourire paraît d'autant plus précieux qu'il semble avoir été esquissé par accident, où chaque soupir, chaque hésitation, fige momentanément ce temps qui passe et que la caméra, en le captant, amplifie.
En somme, le cinéma s'efface pour mieux resplendir. Lumineuse, la jeune Olga Mishtein fait respirer le film par sa simple présence, le sort de ces petits appartements restreints où il risquait de suffoquer. Sa candeur s'avère l'antidote idéal aux angoisses des protagonistes adultes, qui pourraient au fond être ceux des
Amants réguliers ou de
La frontière de l'aube mais qui sont cette fois forcés hors d'eux-mêmes par les éclats de rire, l'entrain contagieux de cette enfant qui donne un sens à leur vie alors même qu'ils doutent de vouloir la vivre. Tout naturellement, la jeune fille crée des liens entre ceux qui l'entourent. C'est autour d'elle que s'articule l'univers du film, par-delà les jeux parfois cruels de l'amour qui instaure ces rapports fragiles, à la fois temporaires et éternels, qui s'effritent tranquillement sous nos yeux.
Car, encore une fois, c'est d'amour qu'il est ici question et, plus précisément, de cet amour trop beau un moment qui, inévitablement, devient déchirant. La trahison, ici, est un non-dit qui se résume à cette phrase prononcée telle une formule de séduction par
Anna Mouglalis : « J'aime les secrets. » Dès lors, ceux-ci s'insinueront, s'envenimeront jusqu'à ce qu'ils empoisonnent définitivement sa relation avec Louis. Voilà la nature de la tension qui s'installe, se développant dans les interstices de l'image qui séparent les regards les uns des autres, dans les silences qui se posent entre les instants de bonheur captés avec grâce.
Chez Garrel, on se transmet le cinéma comme la vie, de génération en génération, à la manière d'un précieux héritage – avec la même générosité que l'on fait découvrir un philosophe que l'on aime à quelqu'un d'autre. Sentiment essentiel, dont l'idée n'est jamais trop appuyée, dont l'importance est sentie plutôt qu'expliquée. Voilà ce qu'il reste aujourd'hui du jeune auteur du
Lit de la vierge et de
La cicatrice intérieure, ce qui le lie quelques quarante ans plus tard à celui de
La jalousie : cette immortalité rêvée que permet l'inscription sur la pellicule des visions, des souvenirs, de l'amour éprouvé et de la douleur endurée. Pour lui, depuis toujours et pour toujours, le cinéma est une porte entrouverte donnant sur l'éternité en même temps qu'un rappel de la mort qui attend – puisque l'un ne va pas sans l'autre, puisque la fragilité d'une vie donnée évoque invariablement la grandeur de la vie dans son ensemble.
Il y a tout cela, dans
La jalousie, sans nécessairement que ce ne soit dit. Voilà pourquoi c'est du cinéma et, même, du très beau cinéma. Parce qu'au-delà de la vérité des sentiments, il y a celle de la photographie. Parce que les mots y flottent par-dessus les images avec élégance, sans jamais se poser complètement. Parce que les personnages pourraient ne rien dire qu'on les comprendrait parfaitement. Comme si l'aura de l'écran conférait à chacun de leurs gestes un sens dépassant le sens lui-même, un sens qui est celui de la vie se déployant innocemment, dans toute sa légèreté et toute sa gravité simultanément.