DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Watermark (2013)
Jennifer Baichwal et Edward Burtynsky

Vol au-dessus d'un monde de fou

Par Olivier Lamothe
 « There are no clear answers », affirme la réalisatrice Jennifer Baichwal en entrevue au magazine Vice. Énoncé simple et évident, saturé, et trop souvent utilisé pour éviter de rendre à la pensé la complexité de sa richesse, dans Watermark, il prend corps à l’écran comme dans son pôle inverse. C’est-à-dire qu’à défaut d’y avoir des réponses claires, il y a clairement des questions. Plutôt loin du documentaire environnemental catastrophiste, donc d’une démonstration de faits et d’une épreuve de chocs, le plus récent film de Baichwal évite le militantisme didactique et place son interlocuteur au centre de préoccupations bien réelles : le rapport de l’humain à l’eau, dans un monde aux capacités écologiques toujours de plus en plus en déclin.

La scène d’ouverture, à elle seule suffisamment pétrifiante, plaque le regard contre le spectacle d’une force hydraulique déchaînée. Violement bousculée par le souffle du débit, une passerelle se laisse distinguer subrepticement à travers l’opacité brunâtre et sale de l’eau. Le spectateur est en face à face radical avec l’eau, condition de possibilité de son maintien dans le vivant; leitmotiv du film. Puis, avec un peu de recul, des touristes aux abords du barrage chinois de Xiluodu s’abritent sous un parapluie et observent le débit monstrueux, comme une satisfaction civilisationelle d’avoir mis en sourdine les angoisses cosmiques. L’entrée en matière, ainsi, force un ton introspectif, humble.

Captant en vidéo ultra haute définition, la caméra de Nick de Pencier vagabonde autour du monde en 5k (la majorité de nos salles, à ce jour, projettent des images numériques déjà hyper précises en 4k!), à la recherche d’un équilibre esthétisé, peut-être trop, ou peut-être pas, entre le rapport anthropologique, économique et toujours politique de l’utilisation de l’eau. À hauteur d’individus, on plonge dans le ventre obscur du monstre hydro-électrifiant en gestation, le temps d’un traveling délicat en compagnie d’opératrices chinoises de grues surdimensionnées, ou dans un trajet montrant en plein jour le processus de tannage du cuir semblant nécessiter la superficie de tout un quartier bangladais. Ici, pas besoin de cinéma en odorama, car l’image pue amplement la peau animale bouillie et les produits chimiques. Les travailleurs, pieds nus (!) dans cette grouillasse fumante, s’affairent patiemment au tri et au transport du matériau destiné, nous explique un bref commentaire à l’écran, aux marchés européens, japonais, et nord-américains. Pendant que les résidus toxiques de cette industrie coulent en serpentins vers la rivière, source principale d’approvisionnement en eau de consommation domestique, la mémoire des sensations et des gestes mécaniques des tanneurs trouve chaussure à nos pieds : il n’y a pas d’autre issue que de se sentir responsable, quelque part indirectement, mais profondément, minimisant les possibilités de fuir par le raccourci de la culpabilité.

À grande échelle, ou plutôt d’un point de vue céleste, l’horreur apparaît sous sa forme la plus appréhendable. Dans tous les sens du terme. Et c’est sans doute le fruit de cette deuxième collaboration avec le photographe canadien Ed Burtynsky, sujet et collaborateur d’un précédent film de Baichwal, Manufactured Lanscapes (2006). Burtynsky, qui s’y attelait à saisir en grand format les paysages façonnés par l’activité humaine industrielle, revient dans Watermark à titre de coréalisateur. Malgré ce que l’on pourrait percevoir comme étant de l’intransigeance plastique de sa part, son oeuvre est indéniablement politique. La photographie de Burtynsky donne à contempler ce qu’il suffit de mettre en forme pour faire ravaler sa salive à n’importe qui ayant une conscience même populaire du capitalisme globalisé, comme dans Oil, son récent (et quelque part désolant) ouvrage sur les paysages de notre monde « pétrolifié ». Tout y est soigneusement calculé. Les différentes formes entrant dans la composition, relativement aux prises de vues souvent aériennes et à l’horizon, construisent un objet terrible qui, comme deux yeux luttant pour être au foyer, force l’aller-retour constant entre ses différents niveaux d’abstraction et de concrétude.

Dans un même esprit, Watermark, oscillant par exemple entre un jeune gardien des eaux des rizières ancestrales et les tracés sinueux à perte de vue des terrasses inondées, cartographie un mode de vie tenu pour acquis, mais pourtant si fragile, explique-t-on en filigrane. Ailleurs, la caméra fixée sur un drone aérien décolle au-dessus du point le plus escarpé de la digue de Xiluodu, faisant vertigineusement perdre pied au spectateur à quelques milliers de mètres d’altitude, jusqu’à ce que le paysage terrestre prenne l’allure d’une toile de Rothko assombrie. Sinon, dans le delta asséché de la rivière Colorado, à terre, c’est une très vieille femme à qui l’on donne la parole, le temps qu’elle témoigne du pillage officiel de l’eau, détournée pour fins d’agriculture dans le désert. Mais vu du ciel, c’est un arbre sans feuilles ou un réseau de veines mortes que dessine le jadis majestueux delta. Encore une fois, entre abstraction formelle et exploration concrète, la collaboration du trio Burtynsky, Baichwal et de Pencier rend soutenable le spectacle de l’horreur, mais jamais acceptable, et c’est précisément dans ces espaces de flottement incertain que la réflexion prend sa bouffée d’air.

Si, à priori, on connaît la politique alarmante de l’eau sur la planète, on peut s’offusquer que Watermark manque de radicalité politique. Faire intervenir furtivement Burtynsky devant la caméra à quelques reprises semble d’autant plus maladroit que sa présence y est presque futile, sinon qu’il sert à redire ce que le film dit déjà. Expliquer la démarche, en quelque sorte, demeure toujours agaçant, même parcimonieusement. Cependant, Watermark se laissera pardonner ses quelques maladresses au profit de son effort éminemment graphique, un discours visuel aussi sensible anthropologiquement et contemplatif que critique dans son fond.
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Critique publiée le 14 octobre 2013.