DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Angels' Share, The (2012)
Ken Loach

Cinéma on the rocks

Par Mathieu Li-Goyette
C'est sur une bouteille que débute et se clôt The Angels' Share, tragicomédie écrite par Paul Laverty, mise en scène par Ken Loach avec toute l'allégresse dialoguée du premier et la direction d'acteur dynamique du second. Ensemble, depuis le Carla's Song de 1996, ils réinventent petit à petit le cinéma social à l'heure des médias de masse. Pour se retrouver dans la tempête de l'information et de la soi-disant conscientisation du monde, le duo propose de nous attabler autour de personnages plus simples que ceux de Route Irish, moins problématiques que la femme de It's a Free World et des autres. Ici, c'est le très simple destin de Robbie que l'on suit, un voyou de Glasgow qui est épaulé par un travailleur social patient et persuadé qu'il pourra réinsérer cette dernière portée de jeunes égarés dans la société écossaise. Après deux premiers actes sinistres et frôlant par moments le misérabilisme si tendancieux des films « engagés », Loach démontre encore une fois qu'il n'a pas perdu la main et que son cinéma profondément politisé est moins pamphlétaire qu'humain, moins enragé qu'enrageant.

Non loin de Sweet Sixteen, la progression dramatique de The Angels' Share s’emmitoufle confortablement dans l'optimisme après la rencontre de ce fonctionnaire, amateur de whiskey qui transforme une peine de travail communautaire en réinvention personnelle. Sous ses atours de film pépère sur le recyclage de voyous en gentils citoyens, l'oeuvre se penche sur des questions urgentes en matière d'encadrement des jeunes adultes plus en proie à la délinquance. Loach et Laverty s'intéressent aux banlieues, aux règlements de compte des gangs de rue, à l'ostracisme social, à la condition des jeunes parents anglais, aux carences, pour faire bref, des services sociaux.

Et tout cela, par le plus grand des hasards, amène notre jeune brute à prendre de l'intérêt pour le whisky, une passion qu'il se découvre et qui l'amènera à reconnaître les subtilités des spiritueux bien en vue jusqu'à s'acoquiner d'un expert de renom, l'auteur Thaddeus incarné par l'excellent Roger Allam, l'un des seuls acteurs reconnaissables de la distribution qui devient, avec son imposant curriculum de théâtre, la pierre d'assise d'un film composé en grande partie de non-professionnels. Cette technique dont Loach demeure le maître à penser transparaît ici alors que les jeunes se frottent à l'establishment et que cette urgence de vivre qui les habite est réfléchie sur le miroir lisse que leur tendent leurs compagnons de jeu. En résulte des « accidents », des hésitations, des nuances dans le langage corporel qui souligne la gêne naturelle des comédiens tout comme l'assurance des professionnels. À l'image du scénario qui se penche sur des démunis qui tentent de voler un tonneau de whisky d'un million de livres récemment découvert, la mise en scène montre des individus prendre de la confiance et un groupe d'acteurs se trouver une cohésion au fil du tournage.

Comme Loach n'est jamais complètement soumis aux impératifs des genres et des étiquettes, celle qu'on lui a collé ici (une comédie engagée) ne sert en fait qu'à amorcer les attentes du spectateur pour mieux le surprendre par la suite. En effet, en observant de plus près The Angels’ Share, on y découvrira du suspense, de la comédie fraternelle, mais aussi un prototype de « nouveau » cinéma engagé qui, de façon surprenante, démontre que l'auteur n'a toujours pas dit son dernier mot. Pendant que Robbie tente de trouver une nouvelle maison pour sa jeune famille, on remarque que ses ennemis l'ont suivi jusque dans son nouveau quartier; pendant que Robbie vole quelques bouteilles de whisky le soir venu, on anticipe l'arrivée du gardien de nuit; pendant que Robbie et ses compagnons fuient vers Édimbourg, on appréhende leur arrestation par les policiers : ces trois moments-clé révèlent un heureux mélange des genre qui vise non pas à souligner l'usage de ces derniers, mais bien à les effacer. Si la mode est ailleurs à la mise en valeur des modes opératoires du cinéma, l'oeuvre de Loach, elle, s'inspire des codes établis pour mieux les brouiller et les réinventer.

C'est qu'alors que les contraintes scénaristiques et structurelles des genres gèrent habituellement les exercices de style (pensez, par exemple, au cinéma de Quentin Tarantino), Laverty transpose des personnages « de genre » (des policiers peu malins, des voyous de la banlieue, un écrivain sage et complice, etc.) dans la réalité la plus concrète possible, renchérie par une recherche documentaire de longue haleine et par une attention au détail qui n'est jamais synonyme d'une obsession du détail. C'est ainsi, faut-il croire, que Loach et lui nous proposent des personnages envers lesquels le spectateur s'identifie facilement - on les voit si souvent, à travers tous les genres, toutes les époques - tout en nous amenant à réfléchir, par cette inclusion de figures diégétiques profondément cinématographiques, aux artifices du cinéma comme aux problématiques de la société contemporaine.

Le cinéma, envisagé par Loach, est un puissant outil de conscientisation. Or, dans « conscientisation », il y a l'action de rendre conscient. Il semble qu'aujourd'hui, après la grande et prestigieuse carrière qu'il a eu, qu'il est parvenu à s'inscrire dans une nouvelle niche qui s'inspire plus que jamais des genres (le film sportif, le film de guerre, la comédie, etc.) dans des films, certes, moins ambitieux, mais néanmoins dédiés à récupérer les stéréotypes éculés du cinéma pour les présenter de nouveau, comme pour la premier fois, à un public de plus en plus ennuyé. Prenez le « punch » de The Angels' Share qui ne dure qu'un plan et une fraction de seconde : une véritable réussite d'écriture et de maturité esthétique qui, à elle seule, vaut probablement le prix d'entrée. Repensez au titre, qui, sans être utilisé à outrance dans le dialogue et qui se réfère à cette petite part d'alcool qui s'évapore chaque année du baril de fermentation, associe les anges à ces cambrioleurs qui volent pour repartir à zéro.

Que l'alcool aille dans l'air ou dans leurs poches, c'est bien le moindre mal d'un monde mal entretenu qui rejette d'une main les mésadaptés et, de l'autre, s'achète un baril de Whisky à un million... Cette salade pédagogique, Loach nous la sert simplement, fracassant le cinéma industriel sur les rocs du bon sens, ressentant bien peu de scrupules à faire un film d'après-midi, un film d'auteur qui n'érige absolument aucun rempart esthétique et qui, au contraire, accueillera à bras ouverts quiconque souhaitera s'en approcher, car envisager le cinéma engagé à l'ère d'esprits de plus en plus conscientisés et politisés, c'est aussi profiter de cette nouvelle lucidité pour refaire le cinéma de l'intérieur, repenser ses ambitions, ses moyens, son public et, surtout, son rapport au réel.
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Critique publiée le 1er juin 2013.