DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Venus in Furs (1969)
Jesús Franco

Retour à la mer

Par Ariel Esteban Cayer
Bien qu’il soit complètement absurde de prétendre mettre en perspective l’œuvre colossale de Jesus « Jess » Franco par une simple phrase de la sorte, il devient assez clair, dès les premières images de la production italienne Venus in Furs (aussi connue sous le nom de Paroxismus) qu’on a affaire à un jalon de la filmographie de l’iconoclaste et furieux auteur; une distillation peut-être accidentelle, mais non moins habile de l’onirisme, de l’érotisme et de la logique singulière de sa démarche. En effet, si l’esthétique (que dis-je, l’œuvre) de Franco peut d’emblée paraître sans queue ni tête, elle se révèle, peut-être ici plus habilement qu’ailleurs, dotée d’énormément de sens à proprement parler: de son étrange flottement, de l’atmosphère constamment maintenue en apesanteur qui s’en dégage, Venus in Furs devient une expérience sensorielle marquante, ses sonorités jazz (gracieuseté de Manfred Mann) et ses images coulant sans cesse les unes dans les autres, tel un voyage aux limites de l’érotisme et de la vie elle-même, duquel on sort, encore une fois, comme d’un rêve éveillé.

« It all began last year….or at least I think it did », entend-on, en voix-off. D’emblée, Franco nous présente à un narrateur pour qui rien n’est sûr – Jimmy Logan (James Darren), trompettiste jazz en quête de réponses face une série d’événements qu’on devra déchiffrer avec lui. Tombé éperdument amoureux de la mystérieuse Wanda Reed (sublime Maria Rohm), il la retrouve morte, échouée au bord de la Mer Noire, près d’Istanbul. Motif récurrent dans le cinéma de Franco, ces personnages dont l’incapacité de négocier le réel et pour qui la réalité semble toujours être en processus de fantastique décomposition, s’avère ici un sacré dispositif narratif: Venus in Furs devient thriller érotique malgré lui, Logan, tel un enquêteur tiré d'un film noir, nous guidant à travers d'un songe, les pieds profondément enfoncés dans de délicieux plats qui nous seront révélés progressivement.

« Time is like the ocean. You can’t hold on to it ». Préfigurant le lyrisme audacieux et rollinesque d’Une vierge chez les morts-vivants (1971), Venus est donc plus abstrait, plus direct, davantage mené par les émotions du bas ventre que par une progression narrative classique – souvenirs s’entrecoupant, mouvant comme la houle ayant expulsé Wanda de l’au-delà dès les premières images. Après un bref retour en arrière qui sert d'exposition, nous présentant les assassins de Wanda présidés de la figure énigmatique de l'antagoniste sociopathe Ahmed Kortobawi (Klaus Kinski), Jimmy nous mène de sa plage purgatoire à une Rio en plein carnaval, où il retrouve non seulement son amante (Barbara McNair), mais aussi son univers musical débridé… Et du fait même, il retrouvera Wanda, revenue à la vie afin de faire payer ses tyrans, pour qui petite mort rencontrera grande. Souvenir ou progression linéaire? Il est déjà ardu de s’y retrouver, mais ce qui importe, cependant, est tout autre : le cinéma de Franco est une affaire de pulsions, d’abord, mais aussi de compulsions furieuses (pour le cinéaste, effréné créateur d’images, comme pour le cinéphile décidant de s’y pencher). Venus s’avère donc un périple d’errance cinéphilique, visuelle comme spirituelle, un abandon des conventions narratives, des balises du bon goût ou des dictats de la culture vers un cinéma d’images et d’émotions pures, déchaînées, suintantes; pour faire simple, lynchéen avant la lettre, mais profondément ancré dans toute la démarche artistique et libératrice de « l’euro-trash »; pour faire plus juste, ce portemanteau dans lequel s’imbrique évidemment le giallo, mais aussi le cinéma d'autres maîtres comme Zulawski, distillateur d’émotions à un niveau tout autre, mais fondamentalement similaire en affect.

Jeux de miroirs et de lentilles abstraites s’accumulent, Franco puisant dans tous ses trucs, associant à toute occasion le corps de ses femmes aux diverses œuvres d’art ornant les murs de ses lieux de tournages pittoresques et souvent époustouflants. Si l’approche de Rollin (à qui Franco est souvent aisément associé) vis-à-vis le corps de la femme est d’abord ancrée dans une pratique picturale surréaliste, Franco est quant à lui un fétichiste avoué, sans vergogne dont la caméra « objective » tout autant qu’elle embrasse, caresse et titille. Dans Venus, les femmes deviennent statues, comme chez Rollin, particulières en ce qu’elles sont inertes mais vibrantes, mortes mais fatales dans une mise en scène qui les mène dans l'absolu. Qu’il s’agisse des teintes de leur peau, ou de leurs jarretelles et petites culottes, leurs couleurs, éclatantes, hypnotiques, comme celles des murs pourpres et charnels abondant dans le film, sont loin d’être laissées au hasard, et détonnent dans toutes les compositions.

Venus in Furs, comme son titre l’indique, oppose amour et séduction à une notion plus matérialiste de la beauté, offrant une fantasmagorie passant par les émotions pour s’attarder à l’environnement, et au charnel. Alliant érotisme, désir et onirisme à une sensibilité de roman de gare, de pulp sulfureux où succubes côtoient jazz, Franco, dévoreur de pellicule, semble avoir construit ici un film parfaitement à son image, c'est-à-dire à celle d’un cycle imparable (vie, mort, éros, thanatos, et ce, sensiblement décliné à l'infini) emprisonnant personnage et auteur simultanément, tous deux asservis aux plus élémentaires outils du cinéma et de la condition humaine – une extase cinéphilique pour ceux dotés du courage de s’y laisser prendre au piège.
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Critique publiée le 15 mai 2013.