En 1962,
Jesús Franco réalise coup sur coup deux films fondateurs qui résonneront à travers l'ensemble de son oeuvre,
L'horrible docteur Orlof et
Le sadique baron Von Klaus. Tandis que, dans le premier, un savant fou tente de reconstruire le visage de sa propre fille en lui greffant des morceaux de peau prélevés sur d'autres femmes, le second met en scène le plus jeune descendant d'une famille maudite, hanté par l'esprit d'un ancêtre, qui assassine une après l'autre les jeunes femmes d'un petit village isolé. L'obsession et son corollaire le fétichisme, voilà ce qui hante le cinéma de Franco. Oui, l'oeuvre de Franco est hantée. Elle semble possédée par des images, des idées qui refont surface de manière cyclique - comme si l'ombre du passé, toujours, planait sur le présent. Le souvenir s'y pose sur la surface du présent, de la même manière que dans le
Vertigo d'Hitchcock le visage d'une femme se dessine sur celui d'une autre - le souvenir, passion douloureuse qui enchaîne à un désir impossible ceux qui n'arrivent pas à se libérer de l'emprise des morts.
La possession, c'est déjà cette paire de main qui s'emporte sur un piano dès le générique d'ouverture du
Sadique baron Von Klaus - mains que l'image ne rattache à aucun corps, qui semblent s'agiter par la seule force d'un envoûtement. C'est l'exaltation irrationnelle, l'abandon de soi aux élans de la passion. Franco, comme
Bava, a compris que le cinéma d'horreur est porté par les pulsions. Qu'il est à la fois le repaire des craintes les plus profondes et des fantasmes les plus secrets, qu'il scelle l'union interdite des plus intenses frémissements de l'inconscient. Franco embrasse le plaisir que procure cette transgression, sa caméra parcourant avec délice les corps qu'elle mutile à coup de gros plans qui imposent au voyeur/spectateur la logique du fétiche. Une voix d'outre-tombe l'invite à se perdre dans les méandres de ce labyrinthe : « Je souhaite que ces mémoires servent de guide à mes descendants. C'est l'initiation à un monde passionné de plaisirs et de sensations rares et inconnus. Un monde attirant et tragique engendré dans la douleur et le sang, l'érotisme tragique de tous les sens prenant fin avec la mort ».
La possession, c'est aussi le regard tourmenté d'
Howard Vernon, reflet vivant d'un tableau accroché au mur de la villa des Von Klaus. C'est que tout, chez Franco, est un miroir. Tout reflète, dédouble, créant des corps désincarnés sur lesquels peuvent se greffer les fantasmes que projettent les regards.
Le sadique baron Von Klaus, c'est déjà le giallo deux ans avant
Six femmes pour l'assassin; mais c'est aussi
Le corps et le fouet et cette manière inédite de faire de la caméra l'extension physique d'une pulsion dévorante, insatiable, qui assujettit le monde. L'érotisme de ce cinéma est libérateur, de par son exubérance, parce que celle-ci est l'expression d'une humanité qui refuse d'être réduite à l'état de chose. C'est une force vitale, indomptable, qui se dérègle - dont l'ardeur brûlante dégénère et devient inévitablement horreur. Ce spectacle est certes malsain, pervers. Mais il fallait bien qu'un auteur expose au grand jour ce sadisme que refoule un si vaste pan de la production cinématographique et lui donne une forme assumée.
C'est en ce sens qu'une scène précise semble être à l'origine de ce que deviendra par la suite l'oeuvre de Franco, un moment charnière qui paraît lui-même détaché du film qui l'abrite, s'arracher par le biais d'une force quasi surnaturelle au classicisme de l'ensemble. Ludwig Von Klaus, qui vient de capturer une nouvelle victime, l'amène dans son antre où il la dénude puis la torture. Sorte de mirage auquel une trame sonore dissonante et hallucinée confère un caractère cauchemardesque presque insoutenable, cet audacieux instant de grâce décadente annonce une rupture. Dès lors, Franco cherchera à répéter cet exploit, à entretenir la pernicieuse sensation d'apesanteur que procure cette scène. La narration conventionnelle va s'effacer au profit de ce nouveau régime des sens, jusqu'à ce que son cinéma ne soit plus qu'une accumulation fiévreuse de séquences à l'orée de l'onirisme maîtrisé et du délire décousu. Sa mise en scène, langoureuse et exploratoire, vient en quelque sorte de naître.
Ailleurs, le film se situe à la lisière de l'horreur gothique et du proto-giallo : esthétique d'inspiration expressionniste, souci atmosphérique, récit structuré selon la logique du «
whodunnit », tueur ganté de noir et victimes séduisantes. C'est une étonnante réussite conventionnelle, de la part d'un cinéaste réputé excentrique. Jusqu'à cette autre genèse, cette autre hantise en devenir de son cinéma : cette conclusion tout bonnement parfaite (que Franco cherchera à reproduire à maintes reprises, notamment dans
Une vierge chez les morts vivants) où le jeune Ludwig se laisse engloutir par le marécage qui borde la demeure familiale. Se fondant ainsi avec ce passé qui l'habite, le jeune homme est une bonne fois pour toute submergé par ces pulsions qui le rongent. Il a épuisé ce monde, épuisé son potentiel en assouvissant son instinct de destruction. Il peut désormais reposer en paix, « là où règne le calme, le silence, la mort ». Il a rejoint ses souvenirs.