DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rêve et la radio, Le (2022)
Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk

Les interférences complices

Par Thomas Filteau

D’abord une voix, portée par l’intimité du murmure, nous raconte un songe : J’ai rêvé que c’était la guerre, la plus grande de toutes les guerresSe superposent des images d’archive, des captations de foule dans des espaces publics, des films de famille, des schémas antiques, formant un amas visuel orangé où se floute la frontière qui délimite la fin d’une image et le début d’une autre. Dans le ciel on voyait des radios géantes qui tombaient sur la tête des monstres. Cette voix, c’est celle de Béatrice (Geneviève Ackerman), itinérante contestataire qui depuis peu a délaissé le privilège financier d’une famille aisée pour s’installer dans une vie d’errance urbaine. Les dieux disaient aux enfants que les radios étaient porteuses de sagesse millénaire, que c’est avec elles qu’il faudrait refaire le mondeLorsque quelques instants plus tard apparaît pour la première fois à l’écran le corps de Béatrice, elle est fuyante, effectuant une course syncopée que la caméra peine à suivre. Sourire aux lèvres dans un parc nocturne, elle s’effondre au sol, livre à la main, lit un court instant et brusquement s’endort, comme hypnotisée, s’invitant à une nouvelle rêverie. Il s’agit d’entrer dans le monde nocturne que tu vas choisir.  

Le rêve et la radio, premier long métrage d’Ana Tapia Rousiouk et de Renaud Després-Larose, semble mimer le rythme de cette première apparition : le film bondit, composé de tressaillements et d’incongruités toujours franchement enthousiastes, formant une composition hybride entre les expérimentations formelles soixante-huitardes de Debord ou de Godard et un souple scénario rivettien. Béatrice y apparaît d’ailleurs comme un remaniement du rôle quichottesque de Pascale Ogier dans Le pont du Nord (1981), jusque dans la reprise d’une séquence d’affrontement avec un panneau publicitaire (Rivette ayant troqué les moulins pour ceux-ci). Après avoir trouvé dans le métro le téléphone cellulaire d’un mystérieux militant anarcho-situationniste, Raoul Debord — et déjà, le nom dénote une littéralité bouffonne qui supplante le sérieux manifeste d’un cinéma de l’action révolutionnaire —, Béatrice emporte la machine chez ses seul·es ami·es, un couple d’artistes fauché·es formé de Constance (Tapia Rousiouk), réalisatrice d’une émission radiophonique expérimentale, et Eugène (Després-Larose), qui œuvre avec difficulté à la rédaction de son premier roman. Si les implications diverses du trio face à la cellule militante de Debord forme le nœud de son intrigue, le récit se pose, agile et fragile, comme le fruit d’une errance tremblante qui préfère le renouvellement formel à la stricte cohérence scénaristique. Le rôle de Béatrice, en particulier, reste mystérieux et se trouble progressivement. Serait-elle finalement complice d’un vague complot qui fait s’entrelacer les chemins de Constance et d’Eugène avec les projets de Debord?

Se déploie un film tout en tension, en particulier entre le travail sonore et celui de l’image, qui se trament tous deux comme une suite d’interférences. Par ses surimpressions visuelles, la pénombre constante dans laquelle il baigne ses personnages, sa captation audio lo-fi qui brouille par moments les dialogues, Le rêve et la radio développe une esthétique de l’inatteignable, du demi-audible, qui demande qu’on se penche vers cet objet, qu’on l’écoute avec attention en reproduisant l’intrigue et la curiosité générée par une énigme. Les intrusions sonores citationnelles s’additionnent, un air de piano s’impose en rendant les voix muettes et l’image se déforme : tous ces procédés d’abstraction ne cherchent pas à rendre le film opaque, mais à asseoir un travail d’orfèvrerie cinématographique où l’ornement qui s’ajoute à la captation n’agit plus comme l’artifice du divertissement, mais compose un environnement de sensibilité scopique et auditive qui englobe l’expérience du visionnage. S’y ajoutent des dialogues entonnés avec une élocution ludique, un plaisir du décalage qui rappelle les films d’Olivier Godin où Tapia Rousiouk et Després-Larose ont œuvré, respectivement à la conception sonore et à la direction photo.  

Sous son allure peut-être initialement nostalgique face à la tradition cinématographique de la création militante, le film réussit pourtant à défaire la matrice conflictuelle classique qui oppose l’oisiveté créative au geste politique. Lorsque Constance rencontre Raoul pour la première fois, afin de lui rendre son téléphone, et que celui-ci nie toute possession technologique, elle conteste : Vous savez, j’ai déjà eu des échanges sincères et réfléchis avec des outils comme ça. Ça aiguise l’oreille, on entend des choses que peut-être autrement on n’entendrait pas. Les machines, caméras et enregistreuses, n’agissent pas seulement, à l’instar du Debord de La société du spectaclecomme des simulacres mensongers, mais contiennent aussi la possibilité d’un détournement, apparaissant comme la brèche qui puisse ouvrir à une contemplation rêveuse.Tout Le rêve et la radio s’appuie sur son affectivité plastique, et non sur une vision du cinéma qui puisse être le véhicule d’un discours. C’est l’oraison révolutionnaire de Raoul Debord, entonnée au moment d’une rencontre clandestine des anarcho-situationnistes, qui est quant à elle un faux-semblant, collage bricolé par une associée à partir des écrits de Guattari et de Robert Kramer. Même ici, la voix du militant charmeur est détournée, l’image se divise en faisceaux de couleurs, additionne les interférences digitales, compose un portrait abstrait.  

Le rêve et la radio n’apparaît finalement plus seulement comme le film révolutionnaire anachronique dont il emprunte la robe, mais comme une exploration esthétique de la forme politique au cinéma. On y prend le pari de la contemplation, de l’attention face à l’image cinématographique en tant qu’imaginaire de possibles. Et c’est précisément dans cette application formelle que se resitue le geste politique. Le rêve, c’est ce qui se trouve de l’autre côté de l’espace productif marchand, lorsque les lumières des jours de travail et des chorégraphies transactionnelles s’éteignent. C’est aussi ce qui se partage au réveil avec les ami·es, les amant·es. Constance et Eugène gardent même l’ambition de lier leurs consciences endormies en rêve, dans l’espoir d’une fantaisie partagée. Et si néanmoins se dresse dans la séquence finale une figure contraire, celle de la surveillance, où l’image capturée n’est plus un espace d’hybridation imaginative mais une saisie policière voyeuse, même là, la démultiplication à outrance des angles de caméra de surveillance devient risible, est employée comme un jeu de mise-en-scène qui renverse son autorité pour en composer un espace fantasque. Lors de sa finale, lorsque les lumières des immeubles citadins s’éteignent, arrive une nuit sans éclairage qui fait écho à la salle de projection, et c’est le cinéma qui s’apparente alors à l’espace tout indiqué du songe commun. 

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Critique publiée le 16 septembre 2022.