Cela fait bien une dizaine d'années que
Baz Luhrmann et son cinéma baroque ne sont plus à la mode. Surannée, sa mise en scène a délaissé l'utilisation fleurie des décors et des costumes pour s'emmitoufler dans un confort paresseux. À l'heure où la mode
hipster ressuscite le look des années 20, l'Australien surfe sur la vague et s'attaque au chef-d'oeuvre de F. Scott Fitzgerald,
The Great Gatsby, récit archétypal du cinéma de l'ambition, de
Citizen Kane à
Scarface. Et si cet alignement d'astres paralyse en partie Luhrmann, qui n'a pas voulu prendre de risque en s'en tenant à une surenchère d'effets numérique, il semble néanmoins que son projet était voué à l'échec dès les premières lignes de son scénario.
L'auteur suit pas à pas la progression dramatique du roman. Il emprunte à Fitzgerald la grande idée de la figure du témoin, incarnée ici par
Tobey Maguire, qui s'en tire bien sous les traits de Nick Carraway, militaire revenu de la Grande Guerre qui a préféré devenir trader à New York plutôt qu'écrivain. Sa cousine, Daisy (
Carey Mulligan), son mari Tom Buchanan (
Joel Edgerton) ainsi que la golfeuse professionnelle Jordan Baker (
Elizabeth Debicki, jeune actrice inconnue qui retiendra l'attention) complètent le portrait de ce groupe de bourgeois. De l'autre côté de la rivière, la silhouette de Jay Gatsby (
Leonardo DiCaprio) les épie, gardant un secret qui pourrait, s'il était su, démystifié l'aura qui l'entoure.
Mythomane en puissance, Gatsby s'en est tiré toute sa vie avec sa bonne gueule et son charisme naturel; il incarne le self-made-man dans toute sa complexité, toutes ses contradictions, toute sa fragilité. Rien ne lui échappe sinon l'amour, rien ne lui résiste sinon cette Daisy qu'il a laissée il y a de ça cinq ans au bras de Buchanan. Parce qu'il avait honte d'être pauvre, il s'est enfui - le voilà qu'il revient, enorgueilli, organisant des fêtes opulentes pour l'attirer de l'autre côté de la berge.
Du côté des Buchanan, une bouée marine qui illumine la rivière de sa lueur verte. Une lumière minuscule, précieuse, qui s'oppose aux guirlandes multicolores du manoir Gatsby. L'histoire, bien connue, veut que cet homme se soit fait assassiner par un garagiste en peine... Mais si vous ne vouliez que savoir ça, que savoir quels sont les rebondissements narratifs du roman, mieux aurait valu vous en tenir au papier, car malgré sa fidélité à l’oeuvre originale, Luhrmann échoue à capter sa magie décadente quand il s'égare dans une parodie épurée de ce qu'il fut lui-même autrefois. Nous attendions de lui une surenchère bien pompeuse, bien huileuse - de l'huile extra-vierge et pas ce restant de Valentine.
En surface,
The Great Gatsby s'avère visuellement somptueux et ses acteurs, eux, drôlement justes et confortables. Dans l'unique scène épargnée par les effets numériques (celle où Gatsby doit enfin rencontrer Daisy dans un thé d'après-midi organisé par Nick), le trio cabotine allègrement, DiCaprio se révélant comme la locomotive du film, traînant derrière lui Mulligan et Maguire, qui se contentent souvent de l'observer, émerveillés par le personnage, mais surtout par le talent du comédien qui l'incarne. En ceci, l'auteur parvient à soutirer de ses comédiens la force destructrice qui sommeillait chez les protagonistes pressés de Fitzgerald. La précipitation du roman est quelquefois traduite à l'écran, d'autres fois complètement écartée par une adaptation trop longue (143 minutes, pour un roman si court et si dynamique, c'est mauvais signe) qui ajoute sa part d'éléments inédits assez superflus. Ainsi, on entend Nick dire qu'il est à la fois «
within and without » de ce monde richissime, inaccessible; une formulation poétique creuse, sans répercussion sur l'évolution psychologique d'un personnage qui n'est pas assez détaché des événements. Comble du cliché littéraire au cinéma, on amalgame ce témoin à Fitzgerald lui-même, comme si Nick était en fait l'auteur de
The Great Gatsby.
La stratégie n'est pourtant pas sans intérêt, car Fitzgerald avait précisément écrit son roman en s'identifiant à Nick. De la même manière,
The Great Gatsby s'enfonce dans un excès de style qui n'est pas sans rappeler la luxure incomparable des années folles, comme si Luhrmann répondait à un vide existentiel d'esthète. Conceptuelle à bien des niveaux, la volonté du cinéaste de s'approprier les thématiques de l’oeuvre originale en cherchant à les moderniser n'est cependant jamais poussée au bout de sa réflexion. C'est qu'il avance à tâtons, refusant d'inscrire son film dans un quotidien qui nous est plus familier en adorant les années 1920 bien plus que les années 2010. Si ses références à la culture contemporaine avaient été plus appuyées (à commencer par l'utilisation de morceaux musicaux anachroniques), cette grande histoire d'avarice aurait facilement trouvé preneur en cette ère de crise économique. Si Luhrmann avait été jusque-là, s'il avait accepté de répéter l'histoire plutôt que de l'enfouir dans un délire kitsch, il se serait approprié Fitzgerald et l'aurait transcendé. Et la grande ironie? Gatsby dit à Nick que le passé peut toujours revivre, qu'on peut sans cesse se l'approprier.
Cette artificialité sans charme n'en finit plus de saboter la moindre des idées du film, stoppant coup sur coup la scène de la fête urbaine, celle de l'accident et celle de la mort de Gatsby. Trop orientés comme des personnages de cinéma, les individus du roman ne parviennent jamais à retrouver les nuances qu'ils avaient. Daisy devient une fille désespérée, complètement obnubilée par Gatsby, tandis que Nick, que de nombreux analystes ont pourtant toujours décrit comme un homosexuel refoulé, devient une figure innocente, sans le moindre doute, sans une seule zone grise. L'imprécision psychologique prélève des protagonistes ce qui faisait la particularité tragique du livre. À l'image de la mise en scène, tout est clair et flamboyant et si ce n'était de cette 3D plutôt réussie, il n'y aurait ici absolument rien de « profond ».
Ce
Gatsby est lustré et visqueux. Les éléments les plus fondamentaux de son discours, ceux relatifs à l'ombre, au crime, à la dépendance amoureuse, font place à la facilité des romances impossibles, ce mécanisme beau, mais simplet, que Luhrmann privilégie toujours, envers et contre la subtilité, persuadé que les grandes oeuvres sociales ne servent ultimement qu'à parler d'amour... quand c'est pourtant tout le contraire.