Entre la paranoïa et l'optimisme bon enfant,
Sion Sono réalise un film adapté de son propre roman où le remède d'un Japon toujours en redressement se trouve dans la bonté des bons sentiments et de l'espoir inépuisable d'un peuple dont la résilience est la plus grande fierté. Grugée par le nucléaire, la nation d'acier se relève pour une troisième fois d'une catastrophe atomique en moins d'un siècle; derrière cette fresque de personnages aussi rassurants qu'alarmants, le monde ne sait plus où aller sinon dans un abîme qui guette son moindre faux pas. Le cinéma de Sono n'a plus le cœur à la fête morbide, aux effets de style excentriques ou à l'outrance héroïque. Voilà un Japon pris dans une reconstruction pénible, non plus défait lors d'une guerre, mais plutôt éclaté de l'intérieur, secoué jusqu'aux fondations de sa confiance en sa technologie infaillible : la radioactivité, ici comme dans le monde réel, les individus n'y échappent jamais. Les particules invisibles titillant le compteur Geiger planent sur l'archipel et se propagent sans scrupules tandis que les Japonais tentent de se convaincre que ce malheureux incident n'altérera pas le fil de leur vie. Héritier du mélodramatique Keisuke Kinoshita (on repense aux
Enfants de Nagasaki) plutôt que du réaliste
Kaneto Shindo (
Les enfants d'Hiroshima), Sono fait dans le larmoyant et dans l'honnêteté crève-cœur en dépit de ses propres capacités à assurer, tout comme à assumer, ce ton jusqu'au bout de son discours humaniste.
Rien de nouveau pour le maître japonais : la construction d'un récit hypothétique venant prolonger un sujet d'actualité (il s'y prenait déjà dans Suicide Club et Love Exposure) lui permet de répéter la catastrophe de Fukushima au sein d'une préfecture fictive, celle de Nagashima. Deux catastrophes nucléaires en si peu de temps, puis le Japon semble être à nouveau sous choc post-traumatique. Les six personnages suivis par Sono symbolisent six différentes façons d'aborder la crise, de s'en détacher tout en faisant preuve de prudence, de bravoure, de patriotisme familial qui coûtera la vie au duo de grands-parents que le fils n'a pu convaincre d'abandonner leur demeure. Suite de départs et de retours larmoyants, The Land of Hope n'est pas non plus sans rappeler Les vingt-quatre prunelles Kinoshita où la valse de retrouvailles et d'adieux ponctuait un récit qui traitait, sans jamais les montrer, des horreurs de la guerre menée au loin.
Ce recours à la préfecture inventée permet à Sono de ne pas brusquer son public tout en installant son œuvre dans un registre où l'invention est chose commune. Les brèves exagérations de ton (celui du fonctionnaire qui doit convaincre les grands-parents de quitter leur domicile, celui de la conjointe nouvellement enceinte qui va jusqu'à marcher en ville équipée d'une tenue anti-radioactive, etc.) confirment la qualité de conte dystopique de
Land of Hope où les minuscules décalages entre un certain réalisme et l'âpreté de la situation permet de la dédramatiser suffisamment pour en faire une leçon de morale qui n'est pas non plus sans défauts. L'exploration des possibles à partir de l'événement de Fukushima fait présager à Sono un Japon où tout sera contaminé du Nord au Sud, un Japon où l'air, partout, disséminera des particules radioactives. Seul remède? La jeune femme enceinte (magnifique
Megumi Kagurazaka, toujours muse et ingénue passe-partout du cinéma de Sono qui ne joue plus avec son corps, mais bien avec son visage et sa sensibilité) le chuchotera dans la dernière scène du film à son copain : « Tant que nous aurons l'amour, tout se passera bien. »
Et c'est précisément ici que le ton légèrement ironique - le propre de ce cinéaste qui ne sera jamais complètement sérieux -, employé même dans les scènes les plus tragiques, nuit au discours établi par l'auteur : jusqu'où son ironie pourra-t-elle le mener? Quelle est sa limite, cette frontière où la mise en place de la violence de manière tordue (la façon dont le père met en scène son propre suicide et celui de sa femme) parvient à s'agencer avec l'exécution de cette violence? Il faut comprendre qu'au départ, The Land of Hope se fonde sur absurdité : la centrale explose, un périmètre de 20km est établi, un périmètre où tous devront être évacués. Habitant toutous juste de l'autre côté du périmètre, les parents du jeune marié décident de rester malgré tout, ce qui, pratiquement, signifie à la fois un suicide (qu'il souhaite probablement parce que sa femme, atteinte d'amnésie chronique, rend impossible leur vie de couple), à la fois la volonté de rester droit face à l'adversité (obligation également concrétisée par cette amnésique qui, en quittant le domicile familial risquerait fort probablement d'être confuse à nouveau).
Dans l'application de ces contraintes, Sono opte toujours pour la plus rageante, pour celle qui poussera ses personnages au bout de leurs limites, allant jusqu'à faire tuer le couple âgé. Cette structure schématique, rythmée par l'apport d'un troisième couple moins important qui se rend sur les lieux de l'incident pour y aider des gens qui y seraient encore prisonniers et pour arpenter les lieux symboliques de l'erreur humaine, s'intègre mal à ce qui aurait du être un récit familial, une quête nationale de reconstruction d'une part, puis une réflexion sur la famille ensuite. Inégal, The Land of Hope passe non sans mièvrerie du jeune couple inquiet à leurs parents sereins; le personnage de la grand-mère rend même hommage à celle d'Akira Kurosawa dans Rapsodie en août tout en évoquant un Japon sénile prêt à répéter ses erreurs du passé. Alors qu'un nouvel auteur de la trempe de Yuya Ishii parvient à conjuguer le ton doux amer de Sundance avec les réalités socio-économiques du Japon d'aujourd'hui, Sono conceptualise encore en tentant de trouver une manière de rassurer tout en prévenant, une façon de guérir tout en niant le danger. L'utilisation des médias lui sert de véhicule discursif : chaque écran de télévision diffuse des reportages et des interviews qui tentent de rassurer aveuglément la population. La morale du film devient alors toute simple, trop simple : faire confiance, rebâtir un pas à la fois le nouveau Japon (cette mentalité trouve un écho dans le couple moins connu, celui qui met un pied devant l'autre machinalement au cœur des ruines de la ville dévastée). Bref, une nouvelle conscience basée sur l'espoir comme si l'émotion pure pouvait encore triompher – ou plutôt, comme si elle avait déjà triomphé.
Il ne faut donc pas s'étonner que Sono, en dernier recours, trouve dans cette confiance en l'émotion humaine le cœur de son discours optimiste qui n'est jamais complètement humaniste. Enfoui dans le symbolisme jusqu'au cou, son
Land of Hope regorge d'images hallucinées, de plans garnissant le cadre de nuages rouges infectés ou de symboles (celui de la clôture, utilisée à maintes reprises comme un leitmotiv visuel, puis sonore) d'où il parvient à s'extraire quelquefois pour prendre de grandes bouffées d'air frais de réalisme... Avant de se noyer à nouveau dans un sentimentalisme qui ne lui va visiblement pas. Destructeur des formes esthétiques (sobriquet qu'on lui avait trouvé en parlant de sa trilogie de la haine et de
Guilty of Romance), sa maîtrise lui permet toujours de mettre au banc d'essai de nombreuses idées de mises en scène que lui et ses acteurs géniaux peuvent expérimenter. Mais cette malléabilité du langage cinématographique, à force d'être exploitée et soumise aux volontés de l'auteur, au fil de ses revirements et de son recyclage, semble révéler sa friabilité, ses lignes de fracture plutôt qu'une sensibilité tordue nouveau genre. Se brisant, ces formes laissent Sono l'enfant terrible, jouets cassés en mains, attristé de les avoir trop articulés, coupable d'avoir fait pleurer le public pour les bonnes comme pour les mauvaises raisons. Pleurer à tout prix? Pleurer en dépit de tout? Voilà peut-être le credo mélodramatique d'un transfuge occasionnel qui trouve sa raison d'être dans une alchimie profane des genres et des images.