« Quoi que vous fassiez, ne traversez pas l’oasis sans vous arrêter pour boire ». Cette prescription, adressée au docteur Jung par son patient Otto Gross, neuropsychiatre un temps reconnu, désormais névrosé et toxicomane, plane au-dessus du dernier film de
David Cronenberg, figurant parmi ses plus complexes. Et puis, une image : l’échelle posée contre le mur d’enceinte de la clinique du Burghölzli par laquelle Gross s’enfuit, laissant derrière lui son thérapeute. Prônant la polygamie, la sexualité libre, Gross, formidablement interprété par
Vincent Cassel (qui d’autre), fait partie des rencontres les plus troublantes de la carrière de Jung.
Cronenberg en retrace les incertitudes, suivant le praticien de 1904 à 1913, période durant laquelle il rencontre également Freud (
Viggo Mortensen), père de la psychanalyse naissante alors dans la cinquantaine. Dès 1900, Jung (
Michael Fassbender) expérimente à Zürich le « traitement par la parole » défendu par son confrère viennois sur une nouvelle patiente, Sabina Spielrein. Guérie par Jung, elle formera plus tard les plus grands psychanalystes de l’ère soviétique. Freud, Jung et Spielrein, ainsi présentés, constituent le triangle ayant fait avancer la psychanalyse moderne. Or, chacun ne s’engage pas toujours dans la même direction.
Inutile d’attendre Cronenberg sur le terrain de l’épouvante, le cinéaste prenant ici de belles distances avec ce qui a fait sa réputation. L’auteur de
Scanners,
The Fly et
A History of Violence accumule peu d’instants horrifiques, parmi lesquels l’ouverture du film sur les hurlements stridents de Spielrein conduite de force en clinique, crise spectaculaire appuyée par la bande originale sensationnaliste de Howard Shore.
Keira Knightley brode ici les traits d’une troublante nymphomane, dont les tics compulsifs et mouvements de mâchoires percent littéralement l’écran, n’étant pas sans rappeler la fascination du cinéaste pour les distorsions et autres mouvements vers l’avant. Mais déjà, chaque nouveau plan sur la jeune patiente marque autant de progrès. Cronenberg fait de Spielrein celle qui évolue le plus rapidement : de malade, elle devient assistante et disciple du thérapeute, puis maîtresse et partenaire sexuelle (certains vices du couple résonnant inévitablement avec
Crash); enfin, elle devient une brillante académicienne et un médecin reconnu. Aux côtés de Sabina Jung (
Sarah Gadon), Spielrein endosse scène après scène un nouvel apparat, des dentelles à cols relevés aux corsages victoriens, témoignages du passage des modes et des époques (il faut célébrer à ce titre le travail toujours aussi remarquable de la costumière Denise Cronenberg). De même les séances de psychanalyse sont entrecoupées par les conversations entre thérapeutes, parfois prépondérantes, risque assumé par le scénario. Fascinés, nous assistons ainsi à la définition des plus grands concepts de la psychanalyse. Si certains verront là un académisme surprenant, qui sied mal au cinéaste, ce travail méthodique place bien au contraire Cronenberg maître en fidélité historique,
A Dangerous Method étant son premier film du genre.
Le film accumule somme toute peu de panoramas du Zurich du début du siècle, berceau naissant de la psychanalyse, auxquels sont opposés les jardins publics de Vienne, pionnière en la matière et fief de son fondateur, Freud. S’agissant des échanges entre les deux personnages, Cronenberg opte pour une mise en scène très documentée, dont témoigne par exemple l’enchaînement sobre et fluide de plusieurs morceaux de conversations lors de leur première rencontre en 1907, ayant duré plus de treize heures sans même qu’ils en prennent conscience. Dans ses mémoires, Jung se souvient de la sérénité de son maître, sa force démonstrative et sa logique implacable, mais reconnait : « Freud avait à coeur - et de façon peu ordinaire - sa théorie sexuelle. Quand il en parlait, c’était sur un ton pressant, presque anxieux, tandis que s’estompait sa manière habituelle, critique et sceptique », (
Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées). C’est avec une indéniable subtilité que Viggo Mortensen conduit son personnage vers un pragmatisme rigide, soucieux de conserver l’essence première de ses théories, en particulier lorsque Jung se montre ouvert au chamanisme, à la télépathie et aux phénomènes de prémonition.
A Dangerous Method fait de Freud un parfait unilatéral. Lorsque Jung diversifie ses costumes avec élégance, évoluant dans des décors spacieux (bureau, riches appartements, voilier sur le lac), et incarne par la même une certaine modernité, Freud reste cloîtré dans son bureau encombré, porte le même costume, et traverse inlassablement le même jardin public où, dit-il, lui sont venues ses meilleures idées.
Les figures de l’échiquier menant au basculement de la relation entre les deux pontes prennent ainsi le temps de se mouvoir, et Cronenberg - sans être pédagogue pour autant - rappelle les causes précises de la rupture. Pour Jung, Freud n’a plus de crédibilité dès l’instant où il refuse de lui dévoiler un rêve, sous couvert de maintenir son autorité personnelle au profit de la vérité. Selon Freud, Jung n’aurait jamais dû lui mentir en dissimulant sa relation sadomasochiste avec sa patiente Sabina Spielrein, frontière à ne pas franchir, par éthique professionnelle. En mettant généreusement les pieds dans l’« oasis » ainsi nommée par Otto Gross, Jung se heurte au dogme freudien.
Thème cher à Cronenberg, cette confusion des sentiments, ici entre désirs fantasmés et raison dictée par la loi, ne penche vers aucun parti. Contrairement aux apparences, le film - certes, plus favorable à Freud au profit d’un Jung démuni du recul de rigueur - s’interdit cependant de trancher (ce qu’aurait peut-être permis la révélation de l’antisémitisme latent de Jung…). D’abord fascinant, le système privilégiant l’alternance entre les séances de psychanalyse et la formulation des hypothèses-théorisation est rendu caduc, mélangeant toutes les situations. L’erreur est en fait de croire qu’à l’aube de l’éclatement austro-hongrois et des horreurs de la guerre, rien n’est inébranlable.
C’est sur cette fausse idée qu’est basé le discours même du film. Les personnages, qu’il s’agisse de Freud, ayant passé toute son existence à énoncer des préceptes fondateurs, ou de Jung, prônant une philosophie plus interventionniste vis-à-vis des malades et voulant faire table rase sur les concepts de la psychanalyse, sont baignés dans la même ambiance helvétique, trompeuse, dissimulant bien ses tensions. Là réside l’une des premières qualités de
A Dangerous Method : l’objectivité froide affichée sur les visages des personnages secondaires (la femme de Jung, jamais souriante, à la fois consciente des infidélités et soucieuse de relever la carrière de son époux) comme la plénitude généralisée des décors et des conversations, sont autant de caractéristiques bâties sur une menace sous-jacente. Ainsi, si les fondateurs mêmes de la discipline s’en trouvent ébranlés, comment imaginer la survie de la psychanalyse comme science raisonnée dans l’après-guerre et une fois le XXIe siècle engagé? C’est que, depuis les trois cents lettres échangées entre Freud et Jung, la question se pose toujours.