DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Antiviral (2012)
Brandon Cronenberg

Cronenberg sur Cronenberg

Par Ariel Esteban Cayer
Un autre futur pas-si-lointain : le culte de la célébrité semble avoir atteint son paroxysme. Se fondant dans un arrière-plan d’un blanc aveuglant, Syd March (Caleb Landry Jones – véritable arme secrète de ce long-métrage), thermomètre en bouche et visiblement malade, observe une ville en perdition – Toronto? – ravagée par un petit apocalypse social dont il est l’un des principaux architectes. Ce fond se révèle être celui d’un gigantesque panneau d’affichage sur lequel on peut identifier la marque de la Lucas Clinic et le visage de leur plus populaire ingénue, la starlette Hannah Geist (Sarah Gadon, vue cette année dans Cosmopolis). Il est facile de comprendre pourquoi Syd aime y passer ses pauses : dans l’ombre de cette femme dont il est obsédé (comme tout le monde) et avec laquelle il en viendra jusqu’à partager une maladie mortelle, il est aussi seul au monde. Dans la lignée des institutions cronenbergiennes telles que Spectacular Optical, le Canadian Academy for Erotic Enquiry, la Mantle Clinic et tant d’autres, la Lucas Clinic de Brandon Cronenberg se spécialise dans la récolte et le développement d’infections virulentes provenant de célébrités, brevetées puis vendues au client désireux de communier avec les vestiges corporels de leurs stars favorites, qu’il s’agisse d’un simple rhume printanier ou d’herpès génital dégoulinant. De jour, Syd y travaille et de nuit, il utilise son corps comme incubateur, collectionnant et mélangeant les maladies pour ensuite les vendre comme ses propres créations. 
 
Je tiens d’abord à m’excuser pour l’exercice comparatif qui va suivre. Quoiqu’il soit absolument nécessaire d’aborder ce film en soi, il devient rapidement évident lors d’un visionnement d’Antiviral qu’il est impossible de dissocier ce premier film de Brandon Cronenberg de l’œuvre de son père, David, dont l’horreur corporelle et les abjections physiques, puis psychologiques, du corps humain sont devenues une spécialité au fil des ans. De sa structure narrative préconisant la source de l’horreur comme étant l’institution scientifique (cette clinique, mentionnée ci-haut) jusqu’aux thèmes fondamentaux qui y sont abordés, il s’agit peut-être de l’exemple le plus marquant d’un réalisateur œuvrant dans la lignée familiale et comme son père à ses débuts, Brandon Cronenberg nous peint une dystopie économique, autant par restrictions budgétaires que par soucis esthétique. Lorsque Brian Wood, éminent critique de l’œuvre de David Cronenberg, écrivait en 1983 que ses films « cristallisent certaines des attitudes les plus négatives de notre société – face à la physicalité, à la sexualité, face à la femme et à toute idée de progrès »1, il avait amplement raison, et ce résumé pratique des obsessions cronenbergiennes semble être le bloc fondateur sur lequel Antiviral construit son exploration de la débilitante attention que l’on accorde aujourd’hui au star système représenté ici par une femme (Gadon), mais aussi l’image de sa sexualité et le pouvoir de sa chair et de son sang. Au final, Brandon Cronenberg nous montre un monde où le « progrès » n’est pas réellement possible, un monde peuplé d’individus motivés par leur propre survie et leur propre bonheur – en dépit du corps humain et celui de la Geist devenue marchandise ultime, même dans la mort. 
 
Sous d’autres aspects, Brandon Cronenberg ne prétend jamais devoir remplir des souliers autres que les siens, se démarquant, visuellement du moins, par une esthétique très précise d’une flamboyance sourde et épurée. Tandis que l’univers visuel de David Cronenberg naît d’un traitement morne et dystopique de la réalité, Brandon Cronenberg se révèle dès la première image comme un jeune plasticien prometteur, campant sa science-fiction dans une esthétique du vide, dans une pureté des espaces qui rappellera le Carré Blanc (2011) de Jean-Baptiste Leonetti, mais qui sera explicitement confrontée à la chair et au sang. Si Cronenberg nous enrobe de blancheur géométrique, c’est tout de même pour que le rouge détonne davantage lors du troisième acte – où la caméra sera également libérée de sa rigidité formelle le temps d’un plan-séquence sanglant. Le rare coup d’œil à l’extérieur est plus familier, gris, l’atmosphère lourde, comme si minée par cette notion que la célébrité (manipulatrice, fictive pour une grande part) représentant l’utopie du corps et de l’esprit, existe en retrait, inaccessible mais consommable. Par ses tableaux glacials (capturés avec brio par le réalisateur et directeur photo Karim Hussain dont les néons expressionnistes de Hobo with a Shotgun sont l’antithèse même de ce qu’il entreprend ici), Cronenberg parvient à créer une étrange symbiose entre son discours et sa forme, le « blanc sur blanc » constant de la clinique Lucas et de l’appartement de Syd rappelant les arrière-plans artificiels et épurés de la photographie de mode et renvoyant constamment à ce plan d’ouverture trompeur. Plus tôt cette année dans l’excellent Cosmopolis, David Cronenberg, au travers des mots de Don DeLillo, déclarait que « l’argent a perdu sa valeur narrative ». Comme s’il lui répondait, Brandon Cronenberg positionne le corps humain lui-même comme étant la principale valeur marchande et narrative; ces maladies sont produits de consommation, la seule façon de vivre la subjectivité d’une célébrité. 
 
On peut accuser le jeune auteur de faire dans le symbolisme facile (le choix de couleur évoquant la pureté, par exemple, ou encore la dynamique de la belle et la bête entre Gadon et, j’insiste, l’excellent Landry Jones), mais le tout reste maîtrisé. Antiviral demeure un premier film prometteur, qu’il soit une façon de rendre hommage à l’œuvre de son père ou bien le début d’une obsession thématique personnelle qui reprendra le flambeau là où celui-ci le laissa quelque part dans les années 90 avec Naked Lunch (1991), Crash (1996) ou eXistenZ (1999). Je dirais même qu’il devient doublement intéressant de par la possibilité d’être ainsi comparé et situé en termes de contrastes et de la perpétuation d’une œuvre maintenant devenue une affaire de famille.



1 Handling, Piers (dir.). 1983. The Shape of Rage : the films of David Cronenberg. New York : Zoetrope. p. 119.
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Critique publiée le 12 octobre 2012.