DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Youth of the Beast (1963)
Seijun Suzuki

Le plaisir inventif

Par Mathieu Li-Goyette
Dans un prologue en noir et blanc contrastant avec la couleur pimpante du générique, Seijun Suzuki nargue déjà l'auditoire, nous met en garde de ses capacités techniques : « voilà de la couleur dans mes lettrines, mais je tourne tout de même mon film en noir et blanc ». C'est un jeu. Un jeu intelligent évoquant à la fois l'idée que cette ouverture par le suicide d'un duo amoureux s'est déroulée dans le passé, mais aussi un jeu qui en dit long sur la relation de complicité établie très tôt entre l'auteur et le spectateur. Obsédé par la satisfaction du public, Suzuki ne l'a jamais sous-estimé et n'utilise en fait le noir et blanc que pour se permettre d'isoler la couleur d'une unique fleur rouge retrouvée sur les lieux de l'enquête. Couleur en leitmotiv de La jeunesse de la bête, le rouge – la fleur, le sang, les voitures – sert de rime au grand poète exubérant du Nikkatsu Akushon.
 
À l'image du Yojimbo (1961) anonyme d'Akira Kurosawa, Jo (Jō Shishido, toujours emblématique) est un concentré de bravoure enragée prête à éclater. Bombe à retardement, il rebondit impunément entre deux clans de yakuzas qui se laisseront berner par ses intentions cachées. Héros sorti de nulle part, personnage qu'on peine à relier à la scène d'ouverture complètement à l'opposé du style cool et euphorique du monde criminel, ses mystérieuses origines nous permettent de nous en servir comme guide, de nous identifier à ses mésaventures au fil de notre découverte du complot qui l'entoure d'une part et, d'autre part, du piège qu'il a lui-même tendu à ses adversaires.
 
L'intrigue est donc double. L'intérêt qu'on y porte suit ce dédoublement qui sabote notre identification à un antihéros dont on ne connaîtra le véritable dessein qu'à la conclusion; l'héroïsme qui justifie la fin par les moyens s'impose dans une lutte violente où les doigts coupés volent et où les voitures des clans se mitraillent et s'éclatent dans un chantier désertique. Le chaos, pour Suzuki, se trouve dans le monde qui entoure Jo tandis que lui, il résiste à la vague, ne se laisse jamais emporter par la chaleur d'une vengeance ou d'une femme.
 
Fidèle à ses habitudes, Suzuki intègre à La jeunesse de la bête la même attention aux archétypes du film de gangsters qui fit sa gloire dès ses premières œuvres à la Nikkatsu. Mettant l'emphase sur les traits physiques plutôt que sur les détails (le nom, la profession, les motivations, etc.), la structure du film consacre les personnages comme entités diégétiques qui s'entrechoquent et qui relèvent du décor vis-à-vis l'indomptable, l'inimitable Shishido à la psychologie plus étoffée.
 
La logique de Suzuki se poursuit jusqu'à l'extrême, jusqu'à cette scène où l'adjuvant du héros, un fou de la gâchette récemment atteint d'une balle lors d'une escarmouche qui a mal tourné, est révélé comme un des traîtres de l'affaire. Là où le premier venu y serait allé d'un close-up rapide sur le visage de la taupe au moment du renversement de situation, Suzuki y va d'un close-up sur la récente blessure de l'homme; cet homme se résume à sa blessure, comme la femme fatale se résume à sa robe et ses fleurs rouges, comme le chef d'un clan se reconnaît par son faciès occidentalisé et l'autre par ses immenses lunettes. 
 
Mais ce plaisir pur de la caractérisation ne saurait s'arrêter ici. Dans La jeunesse de la bête, œuvre qui mit Jō Shishido au monde, la mise en scène organise aussi l'environnement autour de lui comme une structure actancielle un peu trop bien délimitée. L'ossature du film, Suzuki prend un malin plaisir à nous la dévoiler, et ce, dès l'introduction de son héros dans un bar dont chacune des banquettes est espionnée à partir d'une salle d'observation située dans un demi-sous-sol. Les vitres teintées de la pièce se faisant passer pour des miroirs à l'extérieur de celle-ci, les gangsters du clan yakuza propriétaire épient les conversations et les échanges louches depuis leur tour de verre. D'ailleurs, ce clan renvoie à des rivaux possédant pour leur part une salle de cinéma qui diffuse des films érotiques...
 
Mise en abîme des arts de la scène et de la représentation, c'est aussi une réflexion à cœur ouvert sur l'Akushon de la Nikkatsu. La mise en scène se révèle à travers ces cadres dans le cadre, l'économie du studio se dévoile dans ces cinémas de quartier diffusant à la fois des films à fusils et des films à baisers sous l'aune d'un criminel qui y blanchit ses billets obtenus dans la vente de stupéfiants; La jeunesse de la bête nous prend par la main, nous fait traverser le mur du fond de la salle de cinéma pour nous montrer les rouages du Japon moderne et de ses divertissements populaires dont les productions du studio font partie. Jo (Shishido) travaille bel et bien pour un spectacle – celui qu'est le film, mais aussi celui qu'il met en scène entre les deux clans adverses en les provoquant tour à tour pour mieux se retirer dans l'ombre – que lui aurait commandé Suzuki.
 
La jeunesse de la bête aboutit, lorsqu'il se replie ainsi sur lui-même en entraînant tout son cinéma avec lui, en une réussite non loin de celle qu'était The Lady from Shanghai (1947) d'Orson Welles où le dédale de miroirs renverrait certainement à la succession de faux-semblants, de reflets trompeurs que doit briser Jo dans sa quête désespérée de la vérité. De la même manière, la mise en scène profite de ses cadres jouant sur l'architecture pour créer un espace de courses et de poursuites d'une rare efficacité. Dédaigneux des coupes trop rapides pour rapporter l'action, Suzuki préfère les ellipses ambitieuses lors de ses séquences dialoguées en se gardant tout le temps voulu pour ses confrontations d'un dynamisme intégralement présent dans le cadre et non dans le montage.
 
Suzuki aime montrer. Il n'aime pas raconter. Le tourment de ses personnages, leur force brute d'une vélocité sans pareil, il la filme dans le dégainement de leurs armes, la précipitation de leurs regards et, lorsqu'il ne peut pas l'écrire dans la diégèse, il trouve des manières de l'inscrire à l'image coûte que coûte. Qu'on parle de transparence, de fondu vieillot de jeu de couleurs, le désir d'expérimentation de l'auteur s'enracine dans son besoin de faire du sens à partir des chocs visuels les plus précis (ici, une junkie voit s'enfuir dans le vide un fournisseur qui gambade à travers les murs). En fait, Suzuki n'est pas un expérimentateur, c'est un inventeur. Ses inventions ont un but précis, déterminé à l'avance et c’est la minutie de ses calculs qui le rend si génial.
 
Comme pour le prologue, rien ne saurait justifier ses trouvailles si ce n'était, au fond, que sa volonté de satisfaire le spectateur jusqu'au dernier photogramme – et c'est dire, car le suspense se maintient en effet jusqu'au dernier plan. Prenons par exemple la scène où Jo sauve son partenaire suite à l'échange de coups de feu qui blesse ce dernier : l'emmène-t-il pour le sauver ou pour s'assurer qu'il meurt sans jouer les délateurs? Les intentions de Jo n'étant toujours pas claires, on hésite à chacun de ses gestes à le croire sauveur ou assassin. C'est que Suzuki n'a jamais oublié la « bête » de son titre, cette bête sauvage dont on ne connaît pas les intentions, dont on ne sait rien avant qu'elle ne se dompte, se mûrisse et se présente à nous sous son vrai jour pour clore le film par épuisement obstiné de ses intrigues. Les mystères se sont évaporés, l'instinct de la bête est devenu l'alibi d'une vengeance longuement planifiée. La jeunesse de la bête a évolué en sagesse de la bête , celle d'un cinéaste et d'un acteur qui préparaient une petite révolution...
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Critique publiée le 10 octobre 2012.