Les films canadiens, dans ce qu’ils ont de plus médiocre, se flairent à distance d’une patinoire olympique. Il suffit d’en attraper un, d’en regarder quelques plans, quelques coupes, et l’on voit tout de suite que quelque chose cloche, qu’un sentiment vaguement téléfilmesque et décalé des intentions fuit des bords peu consistants de la mise en scène, que tout ce qu’on voit devant nous vise une certaine forme sans jamais l’atteindre correctement ; des sous-comédies, des sous-films d’action, des films qui ont au fond le plus grave défaut d’être produits dans le sillon d’Hollywood (avec qui le Canada partage bien des acteurs et des techniciens forts rodés) sans toutefois avoir les budgets américains. Autrement dit, lorsque le cinéma canadien joue au cinéma américain, il sabote systématiquement ses chances de plaire, se réduisant, dans le meilleur des mondes, à l’expression d’un achèvement technique purement sirop d’érable.
C’est sans doute pourquoi l’on ne retient du cinéma canadien non pas un style d’ensemble ni des valeurs communes, mais bien des styles singuliers, qui partagent entre eux cette appréciation des marges, des idées de cinéma trop maniaques pour être appréciées d’un producteur hollywoodien, mais qui pourtant s’attaquent aux mêmes formes hégémoniques. Cronenberg a longtemps repoussé les limites du cinéma d’horreur en axant sa démarche sur l’horreur corporelle, Egoyan l’a fait en réifiant les dispositifs narratifs d’une ère panmédiatique, Maddin en inventant un cinéma fantomatique pour une histoire nationale en manque de magie. Une sorte de multiculturalisme cinématographique, si l’on veut pousser la note un brin, mais rien, rien dans tout cela, qui soit fondamentalement canadien, qui fasse écho à cette culture qu’on ridiculise facilement de par sa position minoritaire face aux États-Unis, rien non plus qui s’attaque à l’un des fondements relativement tabous de l’identité canadienne, c’est-à-dire son bellicisme historique face à la culture québécoise qui n’a, en retour, absolument aucune difficulté à exister dans une relation d’opposition avec la culture canadienne.
Mettre en valeur ces contradictions, les transcender par la poésie du cinéma, c’est exactement ce qu’accomplit Matthew Rankin avec son premier long métrage, grand film canadien s’il en est un, d’abord parce qu’il érige sur la tension des deux solitudes une magnifique hagiographie politique autour de William Lyon Mackenzie King, notre premier ministre le plus durable, à qui on découvre ici un fétichisme pour la puanteur humide des souliers trop longtemps portés. C’est qu’il faut comprendre, dans ce film où tout ce qu’il y a à comprendre est à la fois ridicule et hautement pertinent, que Rankin est un orfèvre impitoyable, que la minutie de son style repose sur une volonté de montrer un savoir-faire artisanal dont l’effort est, en soi, de ces choses émouvantes pour lesquelles il est important d’aimer le cinéma. Sa joueuse de harpe apparaissant au fond d’une fenêtre triangulaire, son cactus éjaculateur, son Winnipeg malfamé, son gouverneur général palpatinien, son Québec qui ne veut plus laisser le Canada lui parler d’amour, sa course-poursuite labyrinthique sur patins dans un château de glace wellesien… les moments d’une plasticité grandiose abondent dans The Twentieth Century et, s’il n’avait été que ce feu d’artifice technique, on l’aurait déjà défendu becs et ongles au nom de l’improbabilité de sa réussite.
Décorativement somptueux, avec des trucages repiqués tour à tour au cinéma d’animation onéfien et au gore de Cronenberg, The Twentieth Century l'est encore davantage dans le travail de sa lumière, le trafiquage de la pellicule rappelant le feutrage des faux vieux films de Maddin (chapeau au directeur de la photographie Vincent Biron). Son sens du mensonge historique aussi n'est pas étranger. Qu’on reconnaisse les grands canulars ironiques comme L’Affaire Bronswik ou les canulars nostalgiques d'une direction artistique qui en fait un cousin du bédéiste torontois Seth, The Twentieth Century est l'apothéose du canadiana tout en évitant de n'être que l’exposition d’un savoir-faire. Rankin n’a rien du cinéaste prétentieux, formaliste à tout prix. La fluidité de sa mise en scène témoigne même d’emblée de son affection pour son récit et ses personnages, de son attention aux émotions que les mouvements de la caméra épousent constamment. Ainsi son pastiche du cinéma de propagande emprunte à la fois aux esthétiques du muet et du film de série Z, ridiculisant les enjeux de son récit en préservant l’intégrité de son drame humain. C’est d’ailleurs ce qui permet à Rankin d’éviter les pièges dans lesquels tombent la grande majorité des cinéastes maniérés qui s’entourent de techniciens hors pair ; ayant à cœur l’intégrité émotive de ses héros, l'auteur parvient rapidement à nous faire aimer Mackenzie King (génial Dan Beirne en sorte de George O’Brien fluet) parce qu’il lui impose une irrésistible trajectoire de chevalier galant. Tombant amoureux de la fille du gouverneur Ruby Eliott (Catherine St-Laurent) sous l’influence de sa mère morbide (Louis Negin, habitué chez Maddin), ce personnage apocryphe aux goûts pourtant fétides est, à l’image de Twentieth Century, à la fois protégé par l’histoire du cinéma (les tics de la mise en scène héroïque nous obligent à adhérer à sa lutte) autant qu'il incarne de loin en loin l'histoire réelle, politique, nationale, qui n’en finit pas d’apparaître entre les fissures du plancher.
Le coup de maître de Rankin, c’est donc de nous demander de demeurer sensible aux émotions à travers sa subversion historique, ce qui lui permet coup sur coup des scènes déjantées qui ne se déroulent toutefois jamais aux dépens de ses personnages, leur laissant la liberté d’incarner des polarisations idéologiques que The Twentieth Century rend abordables, maniables, pour le plaisir de les ridiculiser à l’écran sans perdre de vue non plus la réalité politique qui se cache derrière. Si le cinéaste finit par trancher dans le sens de l’histoire, c’est parce qu’en dépit des gags, il sait bien sur quelles oppressions (envers les Québécois comme envers les Juifs ou les pauvres) il échafaude son théâtre électoraliste absurde. The Twentieth Century est à la fois inoffensif et résolument engagé, totalement contemporain et certainement réactionnaire, faisant des polarités irréconciliables, au cinéma comme dans l’histoire, un jeu réflexif qui le rend si intégralement canadien. « You will do more than your duty and expect less than your right! », phrase acerbe, parfaitement d’ici, et qui résonne encore en imposant Matthew Rankin comme un nouvel auteur destiné aux plus brillants exploits.
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