S'il fallait remonter jusqu'aux premières étapes de la gestation de
Battleship, il serait difficile de dire si l'oeuf ou la poule vint en premier. Se pencha-t-on d'abord sur un film d'extraterrestres attaquant la Terre via la mer que la marque Hasbro viendrait épauler pour injecter sa force de vente, ou, plutôt, s'est-on dit qu'il dans un premier temps qu’il fallait adapter
Battleship et que l'on devait en moderniser l'aspect vieux jeu, trouver un contexte permettant de mettre cette entreprise en branle? Dans le cas de
Transformers, toujours une création de Hasbro, qui s'était jumelé cette fois avec la Paramount et le producteur Spielberg, le spectateur avait droit à une remise à neuf d'un univers narratif complexe et étalé sur plus de 25 ans de réseautage dans le cerveau des enfants. Bandes dessinées, séries télévisées, jouets, longs métrages, jeux vidéo, le monde des robots avait une certaine synergie qui pouvait se vanter d'être exploitable. Même dans
G.I. Joe, autre film de Toys R' Us sans queue ni tête, il était question de bâtir à partir d'une fondation, d'envisager le cinéma comme un produit dérivé, certes, mais aussi comme un médium rassembleur qui pourrait attirer les plus jeunes pour ensuite leur redonner une poussée vers les figures en vente sur les tablettes. En fait, ça m'a rappelé une courte conversation que nous avions eue avec
John Landis, où il affirmait savoir qu'aucun des producteurs de
Cowboys & Aliens ne croyait à une réussite commerciale. Il fallait simplement qu'ils se payent, qu'ils empruntent à des banques pour faire des films et que ces gens bien nantis puissent avoir des salaires. Du coup, la responsabilité financière revenait à un studio aux reins nécessairement plus solides et qui pouvait, par la même occasion, donner grassement des chèques de paie sans porter attention à la qualité de l’oeuvre qu'ils allaient tourner, distribuer et publiciser. Quel heureux hasard de voir qu'une compagnie de production s'est formée pour le financement du film : Battleship Delta Productions, un studio qui aura probablement coulé d'ici la fin de l'année, mais protégé bien sûr par ses avocats et sa faillite.
De ce va-et-vient constant entre le produit et l'art - du moins, ce qu'il en reste -
Battleship ne semble pas être en mesure de se démarquer. Sans récit, sinon ses aprioris historiques (on parle bien d'un navire de guerre et non d'une caravelle), sans protagonistes ni antagonistes, sinon les bateaux bleus et les bateaux rouges, il y a en fait peu de choses qui séparent l'adaptation du jeu de table à l'adaptation louche d'une partie d'échecs en oeuvre fantastique à grand déploiement (sauf que les échecs, eux, ne sont pas une propriété intellectuelle) ou du backgammon en bizarroïde séance de cache-cache dans un décor de salon anglais bien huppé. Gargantuesque démesure financée qu'est aujourd'hui le cinéma américain, qu'il puisse se permettre de tels projets d'une médiocrité si navrante n'est la preuve qu'il y a des distinctions à faire entre le film spectaculaire (au sens de spectacle, donc de divertissement et d'amusement purs) et le produit dérivé; ce film n'échappant jamais à ce dont il est issu, mais en étant néanmoins si éloigné qu'il ne peut nous apparaître que comme de la vulgaire poudre aux yeux. Et ces yeux, des jours après un premier contact, rougissent encore à l'évocation du souvenir.
Tout dans
Battleship est minable. Tout manque sa cible et tout coule. De ce vol de burrito au poulet sur thème de
Pink Panther pour charmer une blonde plantureuse botoxée jusqu'à cette séquence où l'officier de la marine japonaise (
Tadanobu Asano) désigne les ennemis à coup de A23 et de B12, tout est voué à l'échec et est intrinsèquement lié à une incompétence flagrante à tous les niveaux de la production, du scénario jusqu'à l'interprétation et le montage.
Battleship est un navet inintéressant, une erreur à 200 millions qui n'ose s'amuser qu'un bref instant de son patriotisme nauséabond. Une fois se sachant attaqués par une flotte extraterrestre, les trois commandants de contretorpilleurs américains font route vers l'adversaire. Débandade. Deux navires sont coulés et les capitaines américains et japonais (réunis à l'occasion d'un exercice militaire en plein milieu du Pacifique) devront faire équipe pour commander leurs hommes dans un jeu de chats et de souris autour de l'archipel d'Hawaï et plus précisément du port de Pearl Harbor. Les envahisseurs n'apercevant rien à travers la brume et le vaste océan à la tombée de la nuit, les Terriens souffrant de la perte de leur équipement radar, la bataille navale se déterminera à coup de balises maritimes sachant détecter les mouvements des alentours. En coordonnant ces observations avec leurs canonniers, les humains tirent à l'aveuglette en souhaitant toucher leur cible. On comprendra que tout ce que
Battleship le jeu à a voir avec
Battleship le film se résume à cette dizaine de minutes.
Mais il n'est même pas ici question d'adaptation. On n'oserait guère parler d'un terme aussi noble, car
Battleship n'y aspire pas et ne pourrait espérer plus de sa condition. Produit militaire désagréable tout juste assez sérieux pour laisser
Michael Bay tranquille au royaume de la propagande divertissante, l'oeuvre de
Peter Berg atterrit finalement sur les lieux mêmes de l'attaque japonaise de 1941 et démontre comment l'humanité a balayé ses problèmes du XXe siècle en alliant un capitaine nippon à un macho huilé de la West Coast contre une menace venue d'ailleurs. Prolongeant un discours non loin de celui de la trilogie
Transformers, où ces babioles descendues de l'espace arrivaient sur Terre pour nous juger,
Battleship met de l'avant des critères identiques : pouvez-vous vous entendre, vous maîtriser entre vous pour nous combattre? C'est un peu la promesse de cadeaux du Père Noël tenue aux enfants à longueur d'année : soyez sage et vous vivrez, vous serez récompensés. Mais il y a bien longtemps que l'Amérique a arrêté de croire aux rennes et aux lutins. Aujourd'hui, personne n'est en droit de lui exiger de « rester sage ».
En effet, l'envahisseur n'en est finalement pas un, car n'attaquant jamais l'espèce humaine, il ne fait que se défendre des « attaques préventives » américaines. Plaidoyer contre une politique américaine? Appel à la diplomatie? Que nenni, parce qu'aussitôt les Américains arrivés à Pearl Harbor pour changer de navire et s'emparer du vétuste U.S.S. Missouri (dernier survivant de l'attaque japonaise - ce qui n'est pas un hasard), des fantômes du musée marin se lèvent et aident l'équipage. Placée comme des guides dans une retraite confortable d'anciens combattants, la crème de la crème militaire de la Deuxième Guerre mondiale se relève et conduit le «
battleship » vers sa bataille finale contre l'ennemi. Ralentis, musique aux élans patriotiques, soleil couchant, voilà le nouvel américanisme dans toute sa splendeur : même si nous avons tort d'effectuer des attaques préventives, mieux vaut prévenir que guérir. Plus encore, mieux vaut gagner que de rester les bras croisés, car à cet instant comme à tous les autres du film (voir comment le héros est embarqué dans l'armée, comment il se comporte face à son futur beau-père amiral - un
Liam Neeson complètement absent - ou sa relation guerrière avec son adjuvant - misérable
Rihanna), ce qui compte, ce n'est pas la paix ou le succès au box-office, ni les conflits ou l'échec au premier weekend, mais bien la victoire et les chèques signés sur du temps et de l'argent empruntés. La victoire contre tout, mais aussi contre rien, la victoire comme gouffre, financier, idéologique et artistique non plus d'une machine à rêves, mais bien d'une machine à vide.