Barbarella 90
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Le système des grands studios est une formidable machine à niveler les excentricités, un rouleau-compresseur hautement perfectionné écrasant sur son passage toute trace d'originalité. Pour cette raison, le « cas » Tank Girl a de quoi intriguer: flop légendaire, sorte de Howard the Duck de sa décennie, cette tapageuse adaptation cinématographique de la fulgurante bande dessinée de Jamie Hewlett et Alan Martin s'affiche avec le recul en tant qu'anomalie à la fois jouissive et aberrante s'étant glissée au sein d'une production commerciale normative et tempérée où la morosité fait la loi. Ne nous leurrons pas. L'OVNI signé Rachel Talalay n'est rien de plus qu'une tentative fumeuse de capitaliser sur l'explosion alternative des années 90, ce que ne cesse de souligner une trame sonore pimentée de succès de Björk et de Portishead; son esthétique rappelle fréquemment celle du vidéoclip, et son scénario anémique ne tient qu'à quelques conventions narratives mille fois remâchées. Mais, malgré ses multiples défauts, ce Barbarella servi à la sauce post-grunge s'écoute encore aujourd'hui avec un plaisir certain quoiqu'indéniablement coupable. Tank Girl rate la cible avec un tel enthousiasme qu'il en est sympathique, et l'étrange déguisement d'aspirant blockbuster dont il est affublé ne voile pas complètement ses aspérités plus délirantes.
Dissipant d'emblée toute notion de sérieux, le film débute sur un monologue coloré résumant en deux temps trois mouvements la situation: une comète ayant frappé la Terre, l'équilibre atmosphérique a été complètement chamboulé. Il ne pleut plus depuis des années, et l'eau est devenue une denrée rare et précieuse que contrôle l'empire Water & Power - dirigé comme de raison par un mégalomane cruel et vaguement cinglé (Malcolm McDowell). Notre héroïne (Lori Petty), sorte de Debbie Harry sur le crack, habite pour sa part une commune qui résiste à ce monopole en subtilisant le précieux fluide pour subvenir à ses besoins. Mais l'intervention surprise d'une force d'attaque de la Water & Power met fin à leur petite utopie et Tank Girl, après avoir assisté au massacre de ses camarades, est ramenée de force au quartier général de la belliqueuse entreprise privée. C'est là qu'elle rencontre Jet Girl (Naomi Watts), timide mécanicienne qu'elle décoince un peu et avec laquelle elle se sauve; les deux fugitives atterriront finalement entre les pattes mutantes d'une bande de kangourous hippies dont le chef se prend pour la réincarnation de Jack Kerouac. Avec leur aide, elles organiseront un assaut final contre la méchante Water & Power.
Ce synopsis, franchement banal, ne met pas explicitement en valeur l'esprit franchement déjanté de cette extravagante production. L'ambitieux Tank Girl n'exploite ce bête scénario usiné que pour mettre en valeur ses multiples excentricités formelles et stylistiques, somme toute dignes de l'anarchique comic book dont il s'inspire. En réalité, la chose file à une telle vitesse d'une scène à l'autre que l'histoire ne peut qu'y être reléguée au second plan - artifice au sein d'un film où l'image triomphe sur tout. Hyperactif, le montage prend la forme d'un collage où des cases dessinées - et quelques segments animés - servent d'ellipses, de métaphores ou simplement d'interjections humoristiques balancées sans arrière-pensée. Le duel final est ainsi découpé à la manière d'un combat dans le Batman télévisé des années soixante, des intertitres truffés d'onomatopées venant appuyer chaque coup porté. Derrière ses allures de science-fiction post-apocalyptique à la Mad Max, le film de Talalay n'est qu'une grosse bande dessinée un peu débile assumant parfaitement son caractère juvénile et délinquant.
Épuisant et idiot, Tank Girl insiste pour se surpasser constamment: il n'est donc pas surprenant qu'un segment de comédie musicale éclate à l'improviste, Lori Petty y beuglant pour l'occasion le Let's Do It de Cole Porter à la manière de Johnny Rotten. Le film repose en bonne partie sur les épaules de sa charismatique actrice, tour à tour hilarante et irritante dans un rôle qu'elle habite avec une énergie débordante. Livrant ses répliques simplistes avec panache, elle s'avère à l'image du film dans son ensemble à la fois vulgaire et ludique; Naomi Watts, plus réservée, offre un charmant contrepoint à sa compagne et McDowell est divertissant à souhait en caricature outrancière. Les Rippers, pour leur part, semblent avoir été empruntés à la distribution de Teenage Mutant Ninja Turtles - ce qui implique qu'ils sont vaguement énervants mais somme toute attachants. Mais Tank Girl est un tel bordel que les nombreuses maladresses y semblent étrangement appropriées; rien ne jure lorsque tout est si criard, et même les pires scènes cadrent avec l'atmosphère hystérique de l'ensemble.
Bref, bien qu'il ne s'agisse en rien d'un « bon » film, Tank Girl se distingue parce qu'il n'est en rien ennuyant; à l'instar de sa marginalité qui n'est qu'apparence, son conformisme est un leurre ayant dupé les producteurs particulièrement ahuris qui ont investi leur argent dans cette monumentale erreur de calcul. Par son féminisme contradictoire de défilé de mode, son attitude punk de centre d'achat et son rythme de bande annonce, le film de Talalay offre une dose concentrée de la culture populaire de son époque. Fantaisie bien de son temps, moins morne que la moyenne, ce détritus mercantile dégénéré qui ne mérite pas d'être comparé à Barb Wire ou Judge Dredd a toutes les qualités d'une bonne poutine: le mélange vaguement incohérent semble être le fruit d'un accident, mais satisfait certains appétits primitifs par la rafale de calories vides qu'il procure. On pourra accuser Tank Girl de maintes choses, à juste titre. Mais la normalité n'est pas l'un de ses défauts.
Critique publiée le 20 mai 2008.