Filmer le vent, vers une poétique des éléments
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Comment se fait-il que je suis ému par le vent à l'écran plus encore que par celui soufflant à l'extérieur de la salle obscure, dans cette réalité qui est pourtant « mienne » bien plus que cette autre, projetée, dont je ne suis que le spectateur? Le cheval de Turin, comme la plupart des plus beaux films du monde, est une oeuvre profondément bouleversante. Bouleversante au point où, sortant de la salle, nous sommes hantés non seulement par des images et par des idées, mais par une sensation viscérale, physique : le lancinant souvenir d'une expérience, d'une épreuve du temps, par laquelle nous avons vécu, amplifiées mille fois par la puissance quasi mystique du cinéma, les plus essentielles émotions auxquelles l'homme, face à l'absolu, est confronté. Le cinéma de Béla Tarr procède à une épuration de l'existence, jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'une matière brute - des phénomènes physiques élémentaires renvoyant à des concepts fondamentaux.
À commencer par le vent. Ce vent cinglant, symbole de l'âpreté de cette vie en laquelle même les chevaux semblent ici perdre espoir, est le plus prégnant, le plus obsédant, des quatre éléments mis en scène dans Le cheval de Turin. Lorsque la dernière lumière s'éteint, que l'image elle-même disparaît, le sourd sifflement du vent continue de se faire entendre - tel un rappel de la nature implacable, indifférente, du monde que tant bien que mal les protagonistes du film cherchent à habiter. Mais l'ensemble du film repose en fait sur le mouvement cyclique des éléments : l'eau qu'il faut aller chercher chaque jour, le feu dans l'âtre qu'il faut à tout prix entretenir à la manière d'un espoir chancelant et ces pommes de terre qui sont l'ancrage le plus morne, le plus terne qui soit, à cette vie à laquelle on survit plus que l'on ne la vit… Comme le corps du cheval, mécanique animale s'épuisant au fur et à mesure que s'écoule le formidable premier plan du film, le corps de l'homme résiste, puis lentement s'effondre. L'homme, son éprouvante érosion physique le prouve, est un animal comme les autres.
Captant l'effort des corps, cette endurance instinctive par laquelle ils perdurent, la caméra du cinéaste hongrois se refuse tout artifice dans l'illustration de ce constant sacrifice. C'est là sa plus poignante qualité : elle ne magnifie qu'à la manière d'une loupe, n'attire l'attention que par le fait de porter attention au cours des choses. Elle scrute l'ossature des visages, sculptée par une lumière révélatrice dont l'éclairage va par-delà la peau. Elle se pose sur le réel, observant longuement la texture des tissus, sondant les fines crevasses lézardant le bois, exposant la résilience des pierres. C'est une caméra qui révèle l'essence de la matière en s'y attardant, regardant l'environnement comme elle regarde ce cheval qu'elle filme comme elle filme les humains. Elle filme ces choses dans la durée, cherchant à révéler l'écoulement du temps dans l'air ambiant, l'effet du temps sur la matière, l'affaissement des corps écrasés par le poids du temps. Tarr dévoile les marques visibles de l'invisible, faisant de la réalité concrète l'indice des idées abstraites. Voilà comment, par le geste las d'ongles cherchant à arracher la pelure d'une pomme de terre crue, on peut résumer le désespoir de l'acharnement, le lourd désarroi de l'existence.
Ce cinéma du regard posé est aussi cinéma du regard filmé. Il faut voir cet air fantomatique, abandonné, qu'ont les individus alors qu'ils fixent le vent comme on fixe le vide : comme une conscience de l'absurde s'implantant sous nos yeux et auquel le cheval, le premier, s'abandonne en refusant d'abord de travailler, puis de manger. Le cheval de Turin, c'est la tragique histoire de l'obstination cédant le pas au désespoir : c'est le deuil de Dieu et de sa rassurante emprise sur le monde, de même que le deuil du sens lui-même. Sans cette présence, ce qu'il reste à voir, c'est le vide aride, l'éblouissante désolation d'un paysage dont les détails s'effacent au fil de la tempête. C'est la tragédie humaine toute entière qui est évoquée par ce clair-obscur dévastateur, par la violence du contraste entre l'intérieur et l'extérieur que dévoile ce geste apparemment anodin d'ouvrir une porte; et lorsque les personnages tentent de fuir, d'échapper à leur sort, que leurs silhouettes sont finalement absorbées par l'immensité blanche, c'est l'absurdité du désir même de la fuite que met en scène de main de maître Béla Tarr.
En suspension entre le silence et l'infini, les protagonistes du Cheval de Turin sont en quelque sorte dans la même position que nous, spectateurs - forcés que nous sommes de nous reconnaître dans ces morceaux de chair en lutte, en quête d'une raison d'être, livrés à la contemplation d'un néant qui s'enracine tranquillement et devient quotidien. Car face à ce silence, à cet ascétisme de l'image et de l'action, notre esprit libre d'errer dans cet austère désert ne peut se raccrocher qu'à la rigueur de l'espace, à la rigidité d'un temps inexorable, à la résilience d'une matière qui, faute de conscience, résiste là où l'homme finalement défaillit parce qu'il est trop fragile, trop sensible, pour ne pas fléchir sous le poids de ses noires pensées. Si Le cheval de Turin est vraiment le dernier film de Béla Tarr, s’il s'agit vraiment d'un ultime soupir, il possède l'aura élégiaque, la gravité radicale d'un grand testament artistique. Film-somme sans compromis, adieu résumant avec assurance la vérité particulière d'une démarche marquante, Le cheval de Turin abandonne le spectateur à son propre sort dans un univers impitoyable - geste cruel, certes, qui possède cependant l'admirable qualité d'être intègre jusqu'aux tous derniers instants de l'exercice et, plus encore, jusqu'au souvenir indélébile qu'il grave dans nos mémoires.
Première publication : le 18 octobre 2011.
Critique publiée le 6 juin 2012.