Adolescent, je connaissais les poèmes de Lamartine par cœur. « Le lac », bien sûr. Mais aussi « L’Automne », « L’Isolement »… Ce furent bientôt les poèmes de Baudelaire : « À une passante », « Une charogne », « Un hémisphère dans une chevelure »… Puis, un jour, un ami arriva en classe avec un recueil qu’il me lança fraternellement à la figure : « J’ai trouvé ça chez nous… ça traînait. J’en ai lu des bouttes… j’ai pensé à toi. Cadeau ! ». Il venait de secouer mon XIXe siècle. C’était Les cascadeurs de l’amour de Patrice Desbiens. Ça m’a déconstipé l’alexandrin comme il faut. Et ma prose crissa le camp subitement. Je ne m’en suis jamais remis.
Je devine que Yan Giroux entretient, avec Yves Boisvert, le même rapport que moi avec Desbiens. Nul besoin de préciser que j’étais excité comme un gamin la veille de Noël quand j’ai eu la chance de voir, en primeur, la bande-annonce de son premier long métrage de fiction lors de l’édition de SPASM 2018. Moi qui avais tant aimé Lost Paradise Lost. Moi qui avais même qualifié ce court-métrage de « poétique ». Puis, quand j’ai appris que Ian Lagarde — celui-là même qui nous avait offert All you can eat Bouddha, que je considère comme le meilleur film québécois de 2017 — était derrière la caméra, à la direction photo, j’avais hâte de déballer cet autre cadeau.
Si À tous ceux qui ne me lisent pas n’est pas un film « poétique », comme on s’y était attendu, il est à peine un film sur la poésie. On est, en effet, bien triste de constater le peu de place laissée aux poèmes, surtout quand on découvre le jeu particulièrement fin de Martin Dubreuil et qu’on l’écoute déclamer, avec une sensibilité et une intelligence rarement entendues, quelques poèmes de Boisvert (ou de Miron). On sent là une occasion ratée. Pourquoi s’est-on si longuement attardé à nous le montrer boire, fumer, cruiser, baiser et déménager — se complaisant ainsi ironiquement d’ailleurs dans les stéréotypes rassurants du « poète maudit » — plutôt que de le faire écrire, composer ou réciter (ce qui aurait été beaucoup plus audacieux) ? Doit-on en faire pour preuve le peu d’attention portée à la (seule) véritable « quête » du poète : la publication des Chaouins (livre pourtant magnifique qui, une fois sorti de sa boîte par l’écrivain, y est aussitôt remis sans qu’on ne nous ait donné à jouir ni des textes, ni des images) ?
Boisvert était un « hobo », on le conçoit bien, mais un « hobo » qui avait non seulement une philosophie de vie (qu’il pratiquait plutôt qu’il ne théorisait), mais aussi des vues sur la poésie, des vues que l’on aurait bien voulu entendre. À cet égard, on soulignera toutefois la très belle scène du souper — savoureux morceau d’anthologie — réunissant, autour de la table, Martin Dubreuil (aviné mais terriblement lucide), Céline Bonnier (froide comme le marbre), Stéphane Crête (qui se retient de cabotiner) et Lily Thibeault (qui se permet quelques pointes minimalistes dans un naturel désarmant). Cette scène, forte, puissante, ponctuée de ripostes incisives et de réflexions sur l’art, aurait pu être la pierre angulaire du film. Malheureusement, malgré quelques autres scènes particulièrement bien écrites (notamment les scènes de lancements lors desquelles Boisvert décoche quelques flèches aux notables qui l’entourent), on n’a pas poussé l’audace jusqu’à nous offrir un film comme il s’en fait trop peu ici : un film aux dialogues intelligents et aux répliques finement ciselées.
En s’attardant à la vie échevelée du poète plutôt qu’à ses propos, qu’à sa poésie, qu’à ses propos sur la poésie, le film souffre de ce que j’appelle le « Syndrome Andy Kaufman » dont Man on the Moon (Milos Forman, 1999) nous a donné l’idée. Kaufman pratiqua toute sa vie des « anti-gags » (pour le dire ainsi) qui consternèrent le public plutôt qu’ils ne le firent rire. Mais le film de Forman dédouble, en quelque sorte, l’espace scénique. Il permet aux spectateurs (du film) de rire des spectateurs (des sketchs) qui ne rient pas aux gags (incompréhensibles) de l’humoriste. Aussi, celui-ci nous devient-il de facto sympathique grâce au film, alors que nous l’aurions sans doute nous aussi trouvé bien insignifiant si nous avions directement assisté (sans la médiation filmique) à l’une de ses prestations. Il en va de même ici. Le personnage de Boisvert, par sa vie marginale, ses propos outranciers, ses façons cavalières, nous devient sympathique parce qu’il se trouve devant des gens qui ne le trouvent pas sympathique comme nous ne l’aurions pas trouvé sympathique si nous avions été à leur place. La scène — impliquant un acteur et des spectateurs, un individu et ses témoins — est ainsi (re)mise en scène et vue par un tiers qui pourra jouir d’un sens qui échappe à ceux-là. Il eût été sans doute plus audacieux de ne pas convier ce tiers aux frasques du poète.
Mais une fois qu’on a soutenu que la vie — plus que l’œuvre — du poète est ainsi (re)mise en scène (et valorisée grâce à l’équation retorse que l’on vient d’établir), il faut tout de même se questionner sur le véritable sujet du film dès lors qu’on remarque l’importance accordée à l’adolescent, Marc, le fils de Dyane, la maîtresse de Boisvert. À y regarder de plus près, on est obligé d’admettre que si le film accorde si peu de place à la poésie, si peu de place à la création poétique et si peu de place à la réflexion sur la création poétique, c’est que Boisvert n’en est, au fond, pas le sujet. Le véritable sujet du film, c’est Marc. Boisvert n’est qu’un dérisoire adjuvant. La preuve ? C’est Marc qui est le seul personnage à connaître une véritable transformation. Et cette transformation, il la doit, non pas à la lecture des poèmes de Boisvert, mais à Boisvert lui-même. C’est ainsi le mode de vie du poète qui aide le jeune homme à quitter le modèle paternel qui le destinait à s’encarcaner dans le monde scientifique pour devenir un artiste.
Dès lors, la scène de voiture — celle lors de laquelle le père (qu’on voit à peine et qu’on ne reverra plus), conduisant le fils chez sa mère, lui offre son cadeau — prend tout son sens. C’est lors de cette scène que l’on comprend que le fils voue une admiration à son père, dentiste, qui motivera le fait qu’il veuille, plus tard, devenir médecin. C’est lors de cette scène que le père donne l’objet — le téléphone cellulaire — grâce auquel le fils se découvrira une autre passion : le cinéma. C’est enfin lors de cette scène qu’est « poétiquement » posée (seul moment poétique du film d’ailleurs, avec celui, plus transparent, lors duquel on peut voir ce chien traînant sa niche comme un boulet) l’axiologie en regard de laquelle nous pourrons juger de cette transformation : les deux « hobos » qui jettent, sans raison apparente, un chariot de supermarché (symbole du capitalisme), par-dessus le pont que la voiture traverse. Cet acte, détonnant dans l’économie narrative, permet toutefois au père de manifester son incompréhension par rapport à cette « race de monde » dans laquelle évolue Boisvert et qui fascinera l’ado.
Ce n’est pas un film sur la poésie d’Yves Boisvert, ce n’est pas un film sur la vie d’Yves Boisvert, c’est un film sur un jeune homme qui, fasciné par cette vie, voit la sienne transformée. La dernière scène du film confirme d’ailleurs cette lecture, alors que le poète devient le « destinateur-judicateur » sanctionnant positivement — par son regard émerveillé — les talents du jeune homme.
Ce qu’on trouve dans cette boîte déçoit donc. On n’y trouve pas la surprise que nous avions espérée. Certes, il faut avoir de l’audace pour réaliser un long métrage sur un poète, de surcroît (honteusement) méconnu. Mais on a l’impression, en regardant ce film sur un iconoclaste qui n’a jamais fait aucun compromis, que le cinéaste, lui, a dû en faire. Comme si on avait mis la poésie de côté pour ne pas faire peur au monde. Car ceux pour qui on semble avoir fait le film, d’emblée rebutés par son sujet, n’entreront pas dans la salle et les amoureux de la poésie qui s'y seront rendus en sortiront contrariés.
À force de vouloir plaire à tout le monde, on a fait un film pour personne.
5 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |