DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Garçons sauvages, Les (2017)
Bertrand Mandico

À voile et à vapeur

Par Anne Marie Piette
L’imaginaire du prolifique toulousain Bertrand Mandico fût, pour ma part, accueilli tardivement dans le feu d’artifice de Notre-Dame des hormones (2014). Son premier long-métrage, Les garçons sauvages, est un ingénieux pastiche, hommage esthétique aux héritages mixés des Kenneth Anger, Cocteau, Fassbinder, Burroughs, Jules Vernes, Tournier et autres Robinsonnades. Il a pour trame de fond les multiples formes incarnées d’une nature sauvage et imprévisible. Dans cet objet fantasmagorique vibrant, les références directes ou subjectives ne manquent donc pas, elles sont puissantes, palpables, aux résonances multiples. Le cinéaste s’y baigne avec aisance, et parvient à apporter sa propre touche avec beaucoup de personnalité. Le genre cinématographique y est flouté, mêlant avec maestria film d’aventure, film expérimental, film fantaisiste, initiatique ; et fantastique ; voir survivaliste ou même d’anticipation, malgré une chronologie reculée, de par son aboutissement voulu comme avant-gardiste sur un devenir possible de l’homme. Son cinéma rencontre à merveille les arts plastiques : mixant avec ravissement superpositions d’images et trompe-l’œil naïfs, prothèses, et plantes extravagantes. En ce sens, Mandico est un as de la réalisation astucieuse et multiforme. Sa direction artistique semble toujours jubilatoire, mêlant le vrai, le faux, et tourné ici en partie en studio et à La Réunion. Les images d’un noir et blanc épuré aux touches de couleurs ultras saturées sont aux dires de Mandico l’allégorie d’un arbre noir aux fruits très pigmentés en raison de leurs intenses montées de sèves. Malgré les couches de fioritures, incluant une panoplie d’artifices visuels, le résultat reste d’une sobriété bluffante. Visuellement, c’est conséquemment l’apothéose.
 
Le grand déséquilibre des Garçons sauvages provient d’une histoire famélique aux obsessions narratives primaires, abordée puérilement de bout en bout, et n’offrant pas d’issue substantielle. Le scénario, pauvre diable, se campe au début du XXe siècle, lorsque cinq éphèbes de bonne famille commettent un viol collectif sur leur professeur de littérature. Jugés irrécupérables par leurs parents, ces minets, aux airs de baby rockers français, sont placés sous la tutelle du très phallique et disciplinaire « Capitaine » (Sam Louwyck de La Cinquième Saison). Ils s’embarquent alors dans un voyage en mer disciplinaire dont tous ne reviendront pas, si ce n’est radicalement changés. Dans la confusion des genres — en tous points véritable pygmalion du récit — ces jeunes et beaux protagonistes, d’une androgynie parfaite, sont interprétés par de non moins jeunes et belles actrices. Certains spectateurs, n’y voyant que du feu, n’auront ainsi jamais reconnu, avant la vue du générique de fin, l'actrice fétiche d'Antonin Peretjatko, Vimala Pons, dans le rôle de Jean-Louis, le plus barge des délinquants du groupe. Cette quête de liberté sauvage provenant d’un groupe d’individus voulant exister coûte que coûte, dans un monde incompatible à leurs valeurs défaites, anarchiques et pulsionnelles, n’est pas sans rappeler The Wild Bunch de Peckinpah. L’insouciante et froide asociabilité combinée aux comportements sexuels violents et régressifs n’est pas une liberté des plus radieuses à défendre. Adjoignant les comportements misogynes les plus vils et primitifs à ceux d’adolescents indolents et immatures, les protagonistes mâles à la virilité exacerbée, offrent dès l’introduction un spectacle au déchaînement sauvage qui évoque la scène du viol de Clockwork Orange. La scène, d’une brutalité logiquement insoutenable — une femme venant d’être violée est attachée nue sur un cheval au galop, son corps, ballotté au gré du vent, est filmé au ralenti —, expire malgré elle une certaine grâce venant ajouter à la mortification d’un machisme triomphant, amalgame avilissant devenu tableau abstrait, d’un grotesque à la beauté captivante.
 
En escale sur une île organique fantasmagorique, aux airs de glande adénome gargantuesque sécrétant des hormones, l’équipage, pour étancher une soif sans fin de luxure, s’abreuve avec avidité, à même le liquide biologique émergeant, giclant et coulant des plantes surréalistes, et s’adonne, façon Vendredi ou les Limbes du Pacifique, à une « sexualité végétale ». La végétation luxuriante y enveloppe d’une caresse profonde, chaque contact, chaque élan, de ses grands taillis buissonneux qui s’ouvrent tels des vagins béants et se referment sur les jouisseurs enfants. Là où Elina Löwensohn (Simple Men, Sombre), actrice récurrente dans l’œuvre de Mandico, incarne en quelque sorte la grande prêtresse de L’Île du Plaisir, façon poésie de Pierre Le Moyne, elle rend un hommage direct au personnage de Defoe/Tournier par l’utilisation du sobriquet vendredi pour nommer avec une tendresse condescendante l’un des garçons qu’elle a pris sous sa c(r)oupe. Quant au fluide magique, au goûter répété duquel les hommes deviendront progressivement femmes par l’ablation progressive du pénis et la poussée de poitrines, tous en subiront les excroissances, à l’exception de Tanguy, (Anaël Snoek de Somewhere Between Here and Now, Cannibal) dont la poussée d’un sein unique confirme la force de caractère — ou encore incarne une aberration supplémentaire dans un système de genre décomplexé et mystique. Tanguy est sans nul doute la bonne idée du film, ce personnage qui ajoute un peu de densité à l’histoire, en narrant l’épopée en voix off. Il rappelle à sa manière le Kaspar imaginé par Davide Manuli dans La Légende de Kaspar Hauser sorti en 2013. Les garçons sauvages possède tout comme ce dernier un parfum de légende, misant sur une proposition esthétique envoûtante en noir et blanc, mais surtout sur l’apologie d’une paradoxale et scandaleuse adolescence.

Peut-on trouver dans la métamorphose finale un quelconque dénouement féministe ? La femme, cet homme plus évolué, lire en sous-texte l’indécrottable femme castratrice. Ce dédoublement hystérique aurait pu être surprenant s’il n’avait au final sombré dans un voyeurisme convenu,  renforçant les stéréotypes sexistes dominateurs, exprimant les mêmes fantasmes éjaculatoires. En termes de contenu sur la question genrée, dans une approche similaire de sexes inversés, la comédie française de Riad Sattouf, Jacky au royaume des filles (2014), était autrement plus percutante, et ce en faisant profil bas. L’utilisation d’actrices à l’androgynie bluffante perd de son audace dès lors que la mise en scène utilise un mode de représentation hiératique, figé, érigé autour du grand phallus magnétique — ultime référence patriarcale, il devient le bonimenteur du film, reléguant comme il est de tradition la femme en faire-valoir. Mandico pousse l’arrogance jusqu’à paraître transgresser, tout en se tartinant des habituels plans de nichons d’actrices, flanqués ici de bites en Jell-O, fausses moustaches en moins. Les scènes les plus audacieuses et admirables — grandes fresques homoérotiques, à la poésie triviale, orgie de foutre en plein air —, sous un nuage de plumes voltigeantes, n’y perdent rien au change, voir même auraient pu à elles seules évoquer un discours sur le conditionnement de genre progressiste, féministe, queer. Pourtant, dans une organisation qui, en fonction des scènes — des plus cocasses, évocatrices et directes, aux plus violentes et contre nature —, ne nous sont malheureusement pas inconnues, l’aboutissement n’est plus aussi percutant dès lors que le contrecoup global des comportements observés se recadre et qu’il incombe de nouveau aux femmes.
 
C’est pour ainsi dire un film de l’immédiateté, car après coup, dès que les dés sont jetés, notre mental déjoue la mise en scène et ses constructions initiales pour remettre les choses dans une perspective tout autre. Dans le contexte social que l’on connaît, cette finalité inversée rend rétroactivement banals et gamins certains des moments les plus épiques, et carrément médiocres certaines allusions sexuelles déjà maladroites. Reste que Mandico est une sorte de magicien pour les yeux. Son grand talent d’orchestrateur fait office de drogue pour le cerveau, on en oublie presque son maigre contenu. Il nous commande d’en reprendre encore, ou plus simplement l’injonction de conserver un espoir.
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Critique publiée le 17 octobre 2017.