DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Too Late to Die Young (2018)
Dominga Sotomayor Castillo

Sofia et le rêve du hors-champ

Par Olivier Thibodeau

Jamais je n’ai été aussi bouleversé par le visionnage d’un film, torturé même, obsédé, conquis, englouti par sa beauté mélancolique et par la perspicacité miraculeuse de ses tactiques représentationnelles. Lauréate du Léopard de la meilleure réalisation au festival de Locarno, Castillo réussit ici un véritable tour de force, soit celui de démontrer simultanément le sentiment d’aliénation de sa protagoniste, Sofia, et la quiétude de son environnement immédiat, usant pour ce faire d’un canevas narratif qui possède la propriété singulière d’être à la fois communautaire et individuel. En effet, c’est un mal-être radicalement adolescent qu’elle nous donne à voir ici, un mal-être provoqué non pas par les mécanismes sociorépressifs d’usage, mais par le simple fait, exemplifié avec une intelligence et une subtilité hors pair, de se peinturer dans le coin. Too Late to Die Young, c’est certainement le plus beau portrait de femme qu’il nous sera donné de voir cette année, plusieurs coudées devant les magnifiques Madeline’s Madeline et Claire l’hiver, un portrait d’autant plus fascinant que la jeune Demian Hernández ne se contente pas ici de crever l’écran, mais de le faire exploser en éclats incandescents. J’ajouterai à cet égard que le plan où on contemple sa tête chantante sur fond semi-lumineux, traversée par les images superposées, comme par les fantasmes d’échappatoire à moto, constitue l’un des plus poignants qu’il m’ait été de voir dans ma vie, un plan simple et désarmant, transcendant même, tellement il est empreint d’un chagrin palpable.

La mise en scène de Castillo est d’une rigueur et d’une sensibilité incomparable, particulièrement en ce qui a trait à l’utilisation scénique d’Hernández. Dans l’un des premiers plans de l’œuvre, on la voit entrer et sortir du cadre, au gré des mouvements de tirée et de poussée que son personnage effectue avec son ami Lucas. Il s’agit là d’un leitmotiv essentiel de l’œuvre, qui effectue elle-même un mouvement structurel alternatif de centrement et de décentrement narratif de la protagoniste, reflet de son désir brûlant d’ailleurs, mais aussi des efforts de Lucas pour la ramener dans le « cadre » de la commune champêtre où ils habitent (avec une poignée d’autres familles), chose qu’il tentera aussi de faire vers la fin du film, dans un plan écho où il tente cette fois de la ramener non plus dans le cadre, mais de son côté du cadre, avant qu’elle ne s’échappe vers un au-delà insondable. Les cadrages, les surcadrages, les plongées, les travellings, le focus, les gros plans, toute la technique est au service de l’isolement de la protagoniste au beau milieu de sa communauté, parfois même parmi les corps agglutinés de ses membres, culminant avec un plan astucieux et inusité, plan-synthèse de la démarche auteurielle, où Sofia se fond désespérément dans le décor, cachée derrière une chute d’eau, dans une sorte de profondeur de champ imaginaire, à mi-chemin hors du cadre. Culminant plus tôt en fait, dans le plan de tête chantante susmentionné, où l’incarcération écranique du personnage se produit au cœur même de la foule, lors de sa performance musicale à la fête du Nouvel An. Cela dit, on remarque ici une construction presque purement imagière de l’aliénation adolescente, une construction qui dans son caractère direct et succinct, dans la fonction narrative complexe qu’elle consent aux jeux de regards, évite le recours aux mécanismes les plus grossiers du mélodrame. Ainsi donc, les désirs de Sofia sont toujours saillants, sans pourtant qu’ils nécessitent l’apport de sentimentalisme ou de dialogues platement explicatifs. Cette concision dans la mise en image du récit central permet d’ailleurs à la réalisatrice d’assurer un glissement de focalisation constant vers le récit communautaire qui l’englobe et le borde, transcendant ainsi, par la démocratisation des perspectives intergénérationnelles et interfamiliales, la nature purement introspective du récit initiatique d’usage.

La posture philosophique réaliste qui régit normalement le film de coming of age, à savoir que c’est le rapport de soi au monde, ou de soi à soi qui lui sert de point focal, se heurte ici à la construction multivocale du récit, qui le dédouble en étude de milieu et introduit la présence d’un autrui tangible, qui n’existe pas qu’en relation à la figure centrale du récit, et dont le rôle n’est pas simplement celui d’écueil. Malgré son brûlant désir d’ailleurs, le monde qui entoure Sofia demeure serein et accueillant, un havre d’entraide proprement idyllique, un oasis de quiétude à l’orée de l’asphalte où le spectateur fait escale volontiers, loin du pandémonium urbain qui se donne à voir partout ailleurs au festival. C’est donc un fantasme d’autonomie gigogne auquel on assiste ici, celui d’une communauté excentrée qui englobe celle d’une héroïne excentrée dans une ode-miroir à la liberté, où l’exaltation simultanée des valeurs communautaires et des désirs individuels révèle un humanisme entier, qui transcende d’ailleurs et met à mal le simple principe d’individualisme. C’est du moins la leçon qu’on peut tirer de la scène du feu de forêt, où le montage alterné entre les efforts concertés du groupe pour éteindre le brasier et la fuite désespérée de Sofia à travers la verdure nous donne simultanément à voir la légitimité de l’action populaire et de l’action individuelle parallèle. Le film s’affranchit ainsi en quelque sorte de la posture complaisante d’un Captain Fantastic (2016), où le désir d’autonomie gigogne des personnages centraux se résorbe dans une vision distinctement autarcique du vivre-ensemble reposant sur la mise en ridicule d’autrui. Il se rapproche à cet égard d’un film plus sensible et éclairant comme Leave No Trace (2018), où la conception autarcique du vivre à l’écart entretenu par une génération se heurte à la conception communautaire de ce vivre à l’écart idéalisé par la suivante, dans un rapport amoureusement conflictuel qui rappelle ici l’accomplissement majeur de Castillo, soit la mise en abîme d’un récit anti-hégémonique du soi individuel dans un récit anti-hégémonique du soi communautaire, mise au service d’une ode vibrante au double principe d’autodétermination des peuples et des personnes.

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Critique publiée le 8 octobre 2018.