Entendu à la très respectable émission du
Masque et la Plume du 26 janvier dernier : «
12 Years a Slave c’est l’histoire d’un noir qui se voit blanc et qui apprend à redevenir noir et à avoir la rage et la révolte. » Il y a ici plusieurs choses qui dérangent. Tout d’abord parce qu’il y eut un certain nombre de noirs libres de leurs pensées et de leurs actions aux États-Unis pré-Lincoln, et ce même alors que la plupart étaient réduits à l’esclavage dans les états du sud. Que ces hommes n’aient pas été nombreux (environ 13 % de la population noire au moment des faits) ne devrait pas pour autant suggérer qu’ils se considéraient blancs parmi les blancs, mais bien hommes libres ou affranchis parmi les hommes. Ensuite parce que Solomon Northup (
Chiwetel Ejiofor) ne « redevient » donc jamais noir ; car être noir, ici, ne veut pas dire être esclave. Aussi faut-il s’intéresser à l’histoire de Solomon (né d’un père affranchi à la mort de son maître dont il a pris le nom Northup) pour comprendre que la vie qu’il a menée avant son enlèvement n’était pas le simulacre de la liberté blanche, mais bien la jouissance pure de cette liberté héritée par chance. Penser que les noirs libres
jouaient les blancs revient à dire que, de naissance, les noirs, parce qu’ils sont noirs, avaient des mœurs différentes, que parce que leur peau est noire, leur âme l’est aussi ; c’est donc dire que l’âme a une couleur... Ce genre de raccourcis a tôt fait de friser le racisme ordinaire.
Quant à apprendre à avoir la rage ou la révolte... Il est à peine nécessaire de rappeler qu’elle n’est pas le fait des noirs mais celui des opprimés. Ce n’est donc pas une question d’être blanc ou d’être noir, c’est une question d’être. Et là où, d’ordinaire, la machine hollywoodienne aurait capitalisé sur tout ce que ce discours peut receler de patriotisme mièvre (soit : l’américanité transcende les races),
Steve McQueen, lui, se concentre sur l’humain. Il ne faut donc pas croire que ces douze années d’esclavage sont pour Solomon le chemin de croix d’une « fable inititiatique » et qu’il sent lors d’un gospel (ce chant de noirs) monter en lui l’africanité, comme si après toutes ces années la génétique avait enfin raison de sa contenance. Il faut plutôt voir dans cette scène admirable le moment où Solomon se permet de vivre sa douleur, la laissant l’envahir quelques secondes fugitives pendant lesquelles il peut pleurer son sort pour la toute première fois. Le dispositif est des plus simples : un plan long rapproché sur Solomon. Après près de deux heures de tourments, voilà une expiation sans frasques qui n’a rien de l’académisme hollywoodien qu’on a pourtant tant reproché au film.
De manière convenue, cet enterrement aurait été une succession de gros plans sur les visages marqués des autres esclaves, d’inserts quasi eisensteiniens sur leurs mains battant la mesure alors que le jour, au loin, serait sur le déclin ; puis nous aurions vu Solomon communier par le regard avec ses congénères ; puis nous aurions vu le cimetière vide. Mais il n’y a rien de tout cela chez McQueen, peut-être parce qu’il est britannique, surtout parce qu’il est intelligent.
Chez lui, le plan long transforme les personnages, saisit l’instant du glissement, du relâchement ; il ouvre une porte sur la vie intérieure de ceux qu’ils scrutent. Une autre scène le démontre avec maestria : Epps, le troisième et dernier maître de Solomon, décide de punir Patsey (
Lupita Nyong'o) pour avoir délibérément visité une voisine en vue d’obtenir un morceau de savon. Elle est dénudée et attachée à l'arbre alors que Epps empoigne un fouet, se positionne et redresse la tête. C’est sur ce mouvement que je souhaiterais attirer votre attention, et plus spécifiquement sur le regard de Fassbender ; ce regard que McQueen et lui travaillent depuis trois films. Le plus frappant d’abord : on peut y lire la peur d’un tortionnaire qui n’a jamais torturé, puisqu’il laissait jusqu’à présent son adjuvant se charger de la sale besogne. On peut y lire le doute quant à la légitimité de la toute-puissance blanche et la culpabilité d’en être l’instrument volontaire (une lecture qui n’aurait pu être faite s’il n’y avait pas eu cette évangélique leçon de morale de Bass/
Pitt dans la scène précédente). On peut y lire l’amour qu’il éprouve envers Patsey ; cet amour irrationnel et honteux auquel il a sciemment opposé cette image de « casseur de nègres ». Bref, il transite dans ce regard toute la douleur d’un homme qui nie son moi profond, et c’est précisément dans ces gestes fugaces que réside toute la beauté des personnages de McQueen.
Mais, under the circumstances, Epps est un salaud.
Voilà autre chose d’intéressant, ce «
under the circumstances » d’abord lancé par Solomon à Eliza (la mère à qui l’on enlève ses enfants) au sujet de Ford (
Benedict Cumberbatch), puis par Ford à Solomon à propos d’Epps. Dans les circonstances, Ford, qui fait preuve d’un respect et d’une sensibilité rares chez les esclavagistes, est un homme bon. Et lorsque Solomon s’attire les foudres de l’un des blancs du domaine bien décidé à se venger, dans ces circonstances, Epps représente son seul espoir de survie.
Il n’y a pas de vrais « méchants » chez McQueen, seulement des hommes qui prennent leur travail trop à cœur (c’est d’ailleurs ce que dit la première séquence de Hunger en suivant un gardien de chez lui à la prison). Pas de vrais salauds non plus, sinon, ici,
Paul Dano et
Paul Giamatti (et tous les passeurs) que la haine et la cupidité poussent à commettre les actes les plus répréhensibles. La saloperie n’attire pas McQueen, pas plus que la sagesse qu’il filme avec parcimonie. Il n’oppose donc pas le bien au mal, le saint à l’impie ; il regarde avec une empathie certaine comment la vie (la société et cette fameuse génétique) nous lance et comment la conscience (le libre arbitre, la morale, l’intelligence, la sensibilité) nous rattrape ou nous échappe. Tout ceci relève d’une préciosité dans la nuance que l’on retrouve rarement dans les productions les plus académiques.
Je souhaiterais enfin revenir sur ce que l’on a le plus souvent tendance à reprocher à McQueen et dont 12 Years a Slave n’aurait, dit-on, pas échappé : la mortification des corps, son « grand sujet » d’après le Masque. Or, contrairement aux apparences, le cinéma de McQueen n’est pas plus mortifiant qu’il n’est manichéen. C’est-à-dire que la souffrance n'est pas l’occasion de faire du style : il y a un homme ou une femme qui souffre et une caméra qui bouge. Qui bouge pour quoi ? Pour ne pas avoir à couper. Car la coupe, pour reprendre l’idée d’Eisenstein, force le sens à coup de marteau. Je dirais même que le plan long ou le plan-séquence agissent ici contre cette esthétisation, privant l’action du sens esthétisant que le montage pourrait créer. Penser que McQueen esthétise la souffrance, c’est donc non seulement lui prêter des intentions qu’il n’a pas, mais c’est aussi penser que la caméra dit la même chose que ce qu’elle montre et donc que le cinéma est l’art du radotage. Or, chez McQueen, la caméra arrache le dit au vu, le réflexif au ressenti, l’esprit à la matière.
La prison chez McQueen, c’est le corps. C’est de ce corps – précisément – dont nous sommes les esclaves. Ce corps sur lequel nous avons si peu de pouvoir alors que la loi en a tant. Ce corps qui nous réduit aux pulsions les plus animales (
Shame) ; qui
colore le « je », pliant la volonté aux lois de l’apparat. Tout le cinéma de McQueen travaille à étudier ce rapport difficile entre l'un et l'autre où le corps est à la fois politique et politisable (
Hunger) et où l'esprit, esclave durant douze ans ou une vie, est autant libre de penser que soumis à des impératifs sensibles ; et ce cinéma, loin de la tyrannie d'
Abdellatif Kechiche et
Bruno Dumont où l'esprit est un diktat pour le corps, est non seulement profondément humaniste, mais aussi éclatant d'empathie et de beauté.